Chronique de Carnet du trimard, de Jack London.
« Ogden est une charmante petite ville de18000 habitants. Elle est équipée à la dernière mode : voitures électriques, réverbères dans les rues, trottoirs goudronnés. Elle est située assez haut dans les montagnes Rocheuses, plus exactement dans les monts Wasatch, aux contreforts des Rocheuses. Je suis surpris de voir à quel point tout est bon marché. »
Jack London, Carnet du trimard, Éditions Libretto, 2023, p. 36.
Motivations initiales
Les Éditions Libretto nous ayant offert la possibilité de découvrir ce livre, cela est également l’occasion de lire pour la première fois un livre de Jack London, je crois bien. Sans que ma certitude soit absolue, je ne crois pas avoir déjà lu cet auteur, bien qu’il ait écrit de nombreux classiques. Peut-être ai-je eu l’occasion de lire une version adaptée pour la Bibliothèque Rouge et Or qui rappellera sans doute des souvenirs aux plus de vingt-ans, et même un peu plus… mais ce n’est même pas certain. Croc-Blanc, L’Appel de la forêt, La Route, Martin Eden sont pourtant de grands classiques. Mais je commencerai donc par ce Carnet du trimard, qui n’avait pourtant pas vocation à être publié ! Merci, au passage, aux Éditions Libretto !
Une parenthèse sur la vie de Jack London
Une fois n’est pas coutume, avant de rentrer vraiment dans ce livre, disons, pour ceux qui ne connaissent pas l’auteur, que la vie de Jack London est, en elle-même, une incroyable aventure, profondément romanesque, qui a irrigué et alimenté son œuvre. Ainsi, nommé initialement John Griffith Chaney, il est le fils d’une spirite et, peut-être, d’un astrologue, William Chaney, bien que ce dernier dise avoir quitté la mère de l’enfant parce que la grossesse de cette dernière était la preuve de son infidélité. « De père inconnu », donc.
Alors qu’il a quelques mois, sa mère se remarie avec un ancien combattant, déjà père de sept enfants, John London. Pour éviter la confusion, le bébé de huit mois, est renommé Jack : il s’appellera désormais Jack London. Sans être véritablement pauvre, la famille ne vit, quoi qu’il en soit, pas dans l’opulence, et tout accident de parcours porte le risque d’une dégringolade. Très jeune, Jack se prend de passion pour les livres, et, alors que la famille a rejoint Oakland (Californie), il est pris sous l’aile d’Ina Coolbrith, bibliothécaire considérée alors comme « la première poétesse de Californie ».
Le jeune Jack commence à travailler à onze ans, pratiquant plein de petits boulots. Vendeur de journaux, ramasseur de quilles dans un bowling, balayeur, livreur de glace. Après que son père ait été blessé par un train, alors qu’il a 14 ans, il n’a plus le choix. Soutien de famille, il enchaîne les emplois peu qualifiés : ouvrier, docker, laveur de vitres, matelot, pelleteur de charbon, blanchisseur… Fréquentant assidûment un cabaret, le First and Last Chance Saloon, il rencontre un pilleur d’huîtres, achète un bateau, et entre dans le métier, sans jamais se faire prendre, ce qui lui vaut le surnom de Prince des pilleurs d’huîtres. Mais son bateau connaît une avarie, une bande rivale achève de piller ce qui en reste… le voilà alors enrôlé dans la brigade qui chasse les braconniers, avant de s’engager pour une campagne de pêche aux phoques.
En 1894, Jack a 18 ans. L’aventure lui tend les bras une nouvelle fois, et c’est avec un besoin de liberté chevillé au corps qu’il décide de rejoindre « l’armée industrielle » de Kelly, une troupe de 100.000 chômeurs frappés de plein fouet par la crise qui sévit depuis le krach financier de l’année précédente. Le but : rejoindre (en ce qui concerne Jack London, en partant de Californie) Washington, à l’autre bout des États-Unis, pour obtenir du président un vaste programme de travaux publics pour relancer l’économie et l’emploi.
Synopsis
Le Carnet du trimard raconte cette épopée de Jack London à travers les États-Unis, se faufilant à bord des trains avant de se faire jeter dans les fossés quand il se fait attraper, à pied, en bateau… La faim, le froid – d’avril à mai 1894, dans les Rocheuses, la neige est encore bien présente -, les ampoules, mais aussi la solidarité de ceux qui se sont lancés dans la même aventure : de quoi, en jetant ses souvenirs sur le papier d’un carnet, préparer ce qui, plus tard, formera une partie de son œuvre !
Récit bref, présenté sous la forme d’un récit de voyage, jour après jour, le Carnet du trimard est l’occasion de découvrir tout d’abord cette incroyable odyssée, mais également bien d’autres choses incroyables.
Le choix de la citation qui ouvre cette chronique est, par exemple, l’occasion de l’une de ces surprises. J’ai d’abord cru à une erreur en voyant évoquées, à Ogden, des voitures électriques. En 1894 ? Fichtre ! Et pourtant, en cherchant un petit peu, en effet, je découvre qu’à partir des années 1830, il y a bien eu des précurseurs qui ont développé des véhicules électriques… voitures, locomotives…
Avis
C’est donc un périple incroyable auquel nous sommes conviés avec ce livre, resté longtemps inédit en France et découvert en 2012 par Jennifer Lesieur, qui prépare alors une biographie de l’auteur. Jack London, qui n’a alors que 18 ans, et qui n’a pas encore découvert lui-même sa vocation de romancier. Il écrit quelques articles et des nouvelles entre 1896 et 1897, mais ses oeuvres majeures ne seront publiées qu’au début du XXe siècle, à commencer par L’Appel de la forêt, paru en 1903.
C’est donc à la suite d’un Jack London « aventurier de la liberté » que l’on s’embarque en ouvrant cet ouvrage, qui saute dans les trains en marche, se cache sur les toits des wagons pour échapper aux équipes des compagnies ferroviaires, qui voit veste et manteau s’enflammer quand des escarbilles lui tombent dessus à l’occasion d’un de ces périples. Et toujours, la mort peut être au bout du chemin, mais également la bonne surprise d’un moment partagé avec un Suédois, un Allemand, un autre Jack, compagnons de route, de galère, d’aventure.
Écrit comme une suite de notes, le style tendu donne un sentiment d’urgence, de plongeon dans le temps présent. Mais, il faut bien le dire, la traduction de Jacques Tournier n’est pas sans me poser quelques questions. J’ai vu, de ci, de là, que certains reprochent à ce dernier un style trop emphatique. Ce n’est pas tant cela qui m’interpelle, que le choix – visiblement assumé, et, après tout, « traduire, c’est trahir » (traduttore, traditore) a dit Joachim du Bellay -, de modifier le temps du récit.
En effet, les Éditions Libretto donnent en parallèle le texte d’origine en anglais, plutôt accessible, et cette version traduite, donnant l’occasion de comparer. Et là où Jack London déploie son récit en anglais, relatant les événements qui se sont déroulés les jours précédant, la traduction est faite en passant l’essentiel du récit au présent. Mais l’effet produit n’est pas le même, amenant le traducteur à certains moments à présentés des faits qui, dans le texte de Jack London, se sont effectivement produits, comme des possibilités encore hypothétiques. Ainsi, page 97, il me semble que le texte est relativement différent entre « Je vais aller sonner chez ma tante Mary, qui habite à un mile et demi de la ville, et j’y serai bientôt reçu à bras ouverts » et l’original, qui dit « I found Aunt Mary lived a mile & a half from town, but I was soon there receiving a hearty welcome » (proposition maison qui ne vaut que ce qu’elle vaut : Ayant découvert que tante Mary vivait à un mile et demi de la ville, j’y parvenais rapidement et recevais un accueil chaleureux).
De la même façon, certaines énumérations sont modifiées, et dans leur ordre, et dans le nombre d’objets. Là aussi, un exemple, la phrase originale est « The saloons were all full, & poker, stud horse, faro, craps & roulette were all in full blast », devenue « Les saloons étaient archicombles. On y jouait au poker, au pharaon, à la roulette, aux dés et la fête battait son plein » (page 44). Passons sur le découpage en deux phrases. Mais pourquoi rassembler, même si ce sont deux variantes de poker, poker et stud horse ? Pourquoi la roulette précède-t-elle le craps, devenu juste « on jouait aux dés » ? Et pourquoi ajouter cette idée de fête alors que, de ce que je comprends de cette phrase, ce n’est pas tant la fête, mais les jeux, qui avaient la faveur des participants ?
Bon, ce n’est pas l’essentiel, mais c’est tout de même assez marquant. Même si cela ne change rien à l’intérêt de ce livre ! Alors, prêts à essayer d’échapper à la surveillance des équipes pour vous faufiler sur le tender, le chasse-pierres ou le toit d’un wagon d’un express qui s’élance pour traverser les États-Unis ?
Pour en savoir plus
Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.

