Chronique de Shin Zero T.1, de Guillaume Singelin & Mathieu Bablet.
« La seule différence, c’est que si tu choisis bien tes missions… un peu dangereuses, mais pas trop, ça peut te rapporter pas mal. »
Guillaume Singelin & Mathieu Bablet, Shin Zero T. 1, Rue de Sèvres, 2025, p. 55.
Motivations initiales
Je vais être honnête : jamais je n’aurais ouvert Shin Zero si je n’avais pas fait partie du jury du Prix BD Fnac France Inter. C’est aux antipodes de ce que je lis habituellement. L’univers des super-héros, des monstres géants et des batailles futuristes n’est pas ce qui m’attire. Pourtant, cette lecture m’a rappelé un pan de mon adolescence, celui des Power Rangers et des séries japonaises à l’esthétique criarde et à la naïveté assumée. En commençant cet album, je m’attendais à ressentir de la désorientation — ça n’a pas manqué ! — mais j’ai aussi découvert un projet étonnamment cohérent, drôle et plus intelligent qu’il n’y paraît.
Synopsis
Vingt ans ont passé depuis la dernière grande bataille entre l’humanité et les Kaijus, ces monstres gigantesques venus des profondeurs marines. Le monde, sauvé par les Sentai — un groupe de super-héros costumés aux couleurs vives — a tourné la page. Ces anciens sauveurs de la planète ne sont plus que des vestiges d’une époque révolue. Aujourd’hui, Warren, Nikki, Héloïse, Satoshi et Sofia mènent une existence banale, parfois pathétique : petits boulots, routines urbaines, désillusions quotidiennes.
Leurs costumes dorment au fond d’une armoire, leurs exploits sont oubliés, et la société ne veut plus d’eux. Les Sentai sont devenus des citoyens lambda, désabusés, qui tentent tant bien que mal de donner du sens à leur vie. Pourtant, le monde qu’ils croient connaître n’est pas aussi apaisé qu’il y paraît. Dans cette société hyperconnectée, où la valeur d’un individu se mesure à son utilité, une menace gronde à nouveau — peut-être moins spectaculaire, mais tout aussi corrosive.
Avis
Shin Zero est un album déroutant, mais diablement maîtrisé. Olivier Singelin, qu’on connaît pour son univers foisonnant et son sens du détail, propose ici une relecture très personnelle du mythe du super-héros. Sous ses allures de divertissement pop et coloré, l’album est avant tout une satire sociale acérée. On y retrouve une critique amusée — mais bien réelle — de notre monde moderne, celui de l’ubérisation, des illusions médiatiques et du déclassement générationnel. Les anciens héros sont ici les nouveaux précaires. Singelin s’amuse à inverser les codes du genre : là où on attend des scènes d’action, il place des séquences de quotidien, des discussions absurdes, des moments de doute. Le résultat est à la fois drôle, mélancolique et profondément humain.
Graphiquement, c’est un bijou. Le trait de Singelin reste immédiatement identifiable : vif, anguleux, nerveux, avec un sens de la composition qui frôle l’obsession. Les décors urbains sont d’une richesse hallucinante. Chaque case grouille de détails, de panneaux, de câbles, de véhicules, de silhouettes minuscules qui donnent à la ville une densité presque étouffante. On sent la filiation avec le manga et la culture japonaise, mais aussi une influence européenne dans la structure des planches et la narration. L’album se situe à mi-chemin entre le manga, la bande dessinée franco-belge et les comics américain. Un mélange risqué, mais qui fonctionne grâce à la précision de Singelin. Son travail sur les visages et les corps a beaucoup gagné en maturité : il réussit à transmettre la fatigue, la lassitude, la nostalgie de ces héros déchus avec une finesse nouvelle.
En revanche, je dois reconnaître que le côté science-fiction a, à différentes reprises, créé pour moi de la distance avec le récit. J’ai admiré la virtuosité du dessin, mais j’ai eu du mal à me plonger pleinement dans l’univers, trop éloigné de ma sensibilité. Pourtant, il faut saluer la cohérence du projet et la créativité débordante de Singelin, qui transforme un concept de série B en réflexion douce-amère sur la fin des idéaux.
Shin Zero interroge notre rapport aux héros, à la gloire, à l’utilité. Que deviennent ceux qui ont sauvé le monde quand celui-ci n’a plus besoin d’eux ? Que reste-t-il de la légende quand la société a tourné la page ? Derrière ses couleurs vives et son humour décalé, l’album pose ces questions avec une lucidité désarmante.
Pour en savoir plus
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