Chronique de La Cinquième femme, de Maria Fagyas.
« Nemetz le suivit pensivement des yeux. Le chirurgien n’était en rien un suspect ordinaire. Il n’avait pas joué son rôle selon les règles. Il n’avait feint ni la surprise ni le chagrin. Il détestait sa femme et se souciait peu que quiconque le sache. De plus, s’il était coupable, l’intrusion de la police à l’hôpital si rapidement après son crime aurait dû l’affecter, or il n’avait rien manifesté d’autre que l’agacement d’un professionnel dérangé dans l’exercice de ses fonctions. Ce qui s’annonçait comme une affaire simple à l’angle de Perc Köz s’était transformé en énigme dans le hall de l’hôpital. »
Maria Fagyas, La Cinquième femme, Éditions Gallimard, 2025, p. 54.
Motivations initiales
Ceux qui, dans notre entourage, connaissent l’existence de ce blog – ou de l’une de ses extensions, sur les réseaux sociaux – nous prêtent parfois des livres qu’ils ont lu, ou nous ls recommandent. C’est comme cela que ce livre est arrivé entre nos mains, sur les conseils du directeur de la Fondation Napoléon. D’origine hongroise, Maria Fagyas, née en 1905, et son mari partent s’installer aux États-Unis en 1937 pour fuir le régime nazi. En 1963, elle publie ce premier roman, qui sera le seul policier de sa bibliographie. Ce coup d’essai est un coup de maître, puisqu’il sera finaliste des Edgar, récompense prestigieuse remise chaque année par la Mistery Writers Association. Traduit et publié en France en 1964 par Gallimard, il fait l’objet, en 2025, d’une nouvelle édition, dans la Série noire.
Synopsis
Le 27 octobre 1956, à Budapest. Depuis quatre jours, la population hongroise s’est soulevée contre le régime communiste hongrois, soutenu par les troupes soviétiques. Des milices populaires s’opposent aux troupes de l’AVH – la police politique du régime – et à l’Armée Rouge. Les rues de la capitale sont le témoin de violents combats. Trouver à s’alimenter est difficile, et les queues devant les magasins se transforment trop souvent en un piège mortel, quand un char russe survient.
C’est ainsi que, alors que l’inspecteur Nemetz avait vu quatre corps allongés devant la boulangerie de Perc Köz en passant devant vers dix-huit heures, ils sont cinq lorsqu’il repasse dans l’autre sens un peu avant vingt-trois heures. Et, surtout, la cinquième femme, la nouvelle victime, c’est précisément celle qui, la veille, est venue à l’hôtel de police signaler que son mari, le Docteur Halmy, chirurgien à l’hôpital de la ville, l’a menacée de la tuer.
Alors que la Hongrie joue son avenir, alors que tous espèrent que l’Union soviétique retire ses troupes – mais, malgré les annonces faites dans ce sens, c’est au contraire une reprise en main brutale qui va se mettre en place à partir du 4 novembre -, l’inspecteur va essayer de résoudre cette affaire. Le docteur Halmy est-il le meurtrier ? Alexa Mehely, la charmante infirmière qui ne laisse pas l’inspecteur indifférent, et qui est la maîtresse du chirurgien, sait-elle quelque chose ? Ce sont les questions que Lajos Nemetz devra résoudre, s’il veut résoudre l’affaire…
Avis
Souvent, dans les romans policiers, la ville dans laquelle l’action se déroule sert de toile de fond à l’enquête. Mais, ici, c’est plutôt l’inverse qui se passe : l’enquête que mène Lajos Nemetz sert de toile de fond à l’évocation de la vie dans Budapest durant cette insurrection contre le régime communiste et l’Armée rouge. D’ailleurs, l’inspecteur le dit lui même à plusieurs reprises : ce qui le motive, ce n’est pas que le coupable soit puni, ou d’obtenir la condamnation des méchants. Non, ce qui est important, pour lui, c’est que l’enquête soit menée et aboutisse à la découverte de l’enchaînement des faits qui a amené, ici, au meurtre.
Chaque personnage, dans ce roman, incarne une partie de la société hongroise sous domination soviétique. Vous avez ceux qui se taisent et détournent le regard. Vous avez ceux qui profitent de la situation, grâce au marché noir. Vous avez ceux qui ne s’engagent pas. Vous avez ceux qui pactisent avec l’ennemi. Nemetz, lui-même, fait partie de ceux qui, parfois, adoptent l’une ou l’autre de ces attitudes, fermant un œil, buvant des coups avec certains soviétiques, ou prétextant qu’il n’a pas le temps pour ne pas prendre position…
Mais ce que ce livre montre, plus que tout, mieux que tout, c’est l’absurdité de la situation. Dans un fonctionnement insensé, voire schizophrène, chaque « chef » s’attache à ne pas lâcher la moindre parcelle de son pouvoir, sans aucune considération pour la vie humaine.
Chacun, finalement, se retrouve confronté à la question existentielle de savoir à quoi il est prêt à renoncer. Sur quelles convictions, sur quelles valeurs est-il possible de biaiser ? Sur quoi est-il envisageable de transiger ?
C’est, en réalité, le roman glaçant de l’inhumanité érigée en système. Et je ne dis pas cela parce qu’il s’agit d’un régime communiste : de ce point de vue, au moins, les deux extrêmes se retrouvent…
Pour en savoir plus
Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.

