Chronique de Furies, de Julie Ruocco.
« Leur barbarie doit être le lieu de démonstration de notre intelligence, car elle nous a donné cette conscience aiguë de ce qui est irréparable et par là aussi, de ce qui importe vraiment. De là vient notre sentiment profond d’avoir été dépouillés de nos rêves de liberté, humiliés dans notre force et mutilés dans notre chair. Ils nous ont donné à voir un pays faible et monstrueux. »
Julie Ruocco, Furies, Actes Sud (Babel), 2024, p. 118.
Motivations initiales
La première chose qui attire l’oeil, avec ce livre, c’est sa – magnifique – cover. Cette ombre ocre qui dessine un visage, sur un fond obscur, retient l’attention. En tout cas, elle a retenue la mienne. Et puis c’est un livre de cette collection que j’adore, Babel, chez Actes Sud. Enfin – mais j’y reviendrai -, la quatrième de couverture nous invite à découvrir la rencontre de Bérénice, archéologue française devenue trafiquante d’antiquités, et d’Asim, ancien pompier syrien devenu, par la force des choses, fossoyeur. Archéologie et trafic d’antiquités, voilà qui me plaît…
Synopsis
Il est incroyablement compliqué d’essayer de résumer ce livre. Et je comprends a posteriori pourquoi le résumé qui figure en quatrième de couverture m’a semblé, pendant ma lecture, aussi imparfait.
En fait, ce livre raconte deux parcours, deux lignes qui se croisent. La ligne qui nous est la plus familière, sans doute, c’est celle de Bérénice, dont le parcours fracturé est celui d’une jeune femme, élevée par son père dont, lorsqu’il meurt, elle découvre progressivement qu’elle ne sait rien ou presque. Ses réponses, elle va les chercher en creusant, littéralement. En creusant le sol. Mais elle se heurte à un milieu universitaire injuste, qui l’exploite sans lui ouvrir ses portes. Alors un jour, elle s’empare d’un vestige qu’elle a découvert, une pierre sculptée représentant une Furie, qu’elle dissimule. Plus tard, ayant retrouvé la pierre dans sa valise, elle s’en fait un médaillon. Ce premier pas de côté, finalement, va envahir sa vie puisque, sans l’avoir voulu, elle se retrouve embarquée dans un réseau de trafic d’antiquités.
Le deuxième fil que nous suivons, c’est celui d’Asim, qui vit en Syrie avec sa soeur, Taym. Celle-ci participe à la révolution et finit par en payer le prix. Alors Asim perd sa raison d’être, et, pratiquement, sa raison tout court. Plus rien ne semble compter. Il devient fossoyeur sans l’avoir choisi, replié sur sa douleur, pratiquement coupé du monde.
Mais le destin n’en a pas fini de jouer avec eux deux. Ils vont finalement se croiser, alors qu’Asim est devenu faussaire, établissant de faux papiers pour des réfugiés parmi lesquels vont se retrouver Bérénice et une fillette qui, littéralement, lui est tombée dessus. Et cette fillette n’est pas sans rappeler à Asim sa sœur disparue, Taym…
Avis
J’ai acheté ce livre pour de mauvaises raisons. Comme je l’ai indiqué, faire le résumé de cette histoire est par nature trompeur : ce qui compte dans ce livre, ce n’est en réalité pas son synopsis, ce ne sont pas les étapes du récit… même cela, je ne sais comment l’exprimer. Je vais tenter une image qui vaut ce qu’elle vaut : la trame de ce récit est fait de plus de fils que ceux strictement narratifs. Il y a également différents fils strictement émotionnels, sensitifs. Il y a la lumière de ces pays et zones géographiques – Syrie, Turquie, Rojava. Il y a ces liens sensoriels entre Asim et les morts qu’il « porte » en lui. Ce n’est pas un conte… mais c’est peut-être ce qui se rapproche le plus d’un conte.
Alors moi qui avait acheté ce livre pour cette histoire d’une archéologue devenue trafiquante, j’ai rapidement compris qu’il y avait méprise.
Mais – et c’est peut-être là où ce livre est très fort -, je n’ai pas ressenti non plus de mise à l’écart. Certains passages m’ont paru « ésotériques », mais Asim s’est imposé dans sa candeur, sa force infinie, même brisée par le destin. Il a renoncé, parce qu’en réalité il est déjà mort, son esprit est mort, mais tant que son corps est en vie, il poursuivra sa mission. L’image que donne Julie Ruocco, celle d’une pierre que lui remet sa sœur en rêve, mais qui pèse le poids de toutes les âmes des morts dont il a ainsi reçu la charge, et qui s’allège au fur et à mesure qu’il offre une nouvelle vie à ces âmes en confiant leur identité à des réfugiés… c’est inexprimable, mais quelle puissance !
L’auteure établit un continuum entre Bérénice et Asim, qui, tous les deux, creusent le sol pour en retirer des os, avec une aspiration commune : celle de retrouver la trace de leur histoire familiale. Un père mystérieux d’un côté, et, sans doute, une cassure qui n’est qu’évoquée ; une sœur, aussi fragile que puissante, de l’autre. Ces deux êtres que pratiquement tout oppose vont se reconnaître, autour de la figure de Taym.
Un autre thème récurrent dans le récit est celui du hasard ou, plutôt, celui des coïncidences. Il s’agit d’ailleurs – et, en refermant ce livre, je me dis qu’il ne peut pas s’agir d’une coïncidence, justement – du titre du premier chapitre, qui s’ouvre avec Aragon :
« On vit dans un monde de coïncidences. Un homme et une balle qui se rencontrent, c’est une coïncidence ».
Coïncidence, le surgissement de Nazar à l’enterrement du père de Bérénice ? Coïncidence, l’attentat qui tue le contact de celle-ci en Turquie ? Coïncidence, la rencontre avec la fillette ? Coïncidence, le téléscopage avec Asim ? Coïncidence, encore, à la fin du livre, l’ancien avocat syrien, réfugié en Allemagne, qui se retrouve face à un de ses bourreaux lorsqu’il était emprisonné par le régime ? Coïncidence, peut-être, que j’ai pris ce livre pour de mauvaises raisons…
Je ne sais pas si je réussis à faire passer cette idée, mais ce livre est à la fois fluide et visqueux, dur et doux, touchant et glacé, lumineux et sombre. Et… et ce n’est pas si courant… il me laisse sans mots. Je ne sais pas si cela invite à le lire ou à le repousser doucement vers les ombres qu’il décrit, mais j’aurais tendance à dire qu’il constitue une lecture importante. Et, même si cela a, au départ, été pour de mauvaises raisons, je ressens une forme de joie à l’avoir lu.
Pour en savoir plus
Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.

