Drame, Roman

Rompre les digues

Chronique de Rompre les digues, d’Emmanuelle Pirotte.

« Chaque acte posé, chaque choix, chaque impulsion nous propulse vers le changement, nous arrache à ce que nous étions pour nous imposer de singulières métamorphoses, qui ne consistent souvent qu’à nous rappeler cruellement qui nous sommes en vérité. « 

Emmanuelle Pirotte, Rompre les digues, Le Livre de Poche, 2023, p. 246.

Motivations initiales

Depuis que l’on m’a fait découvrir Loup et les hommes – que je m’efforce à mon tour à faire découvrir -, chaque nouveau roman d’Emmanuelle Pirotte est l’occasion d’une nouvelle lecture. Il n’y avait donc aucune raison que cela change pour Rompre les digues.

Synopsis

Renaud est riche. Renaud s’ennuie. Renaud est malheureux.

Teodora est pauvre. Teodora n’a pas le temps de se demander si elle s’ennuie. Teodora n’a pas la possibilité de se demander si elle est malheureuse.

Le hasard va faire se rencontrer ces deux êtres que tout oppose. Et il va se passer quelque chose. Oh, pas une petite romance niaise – Emmanuelle Pirotte ne s’abaisserait pas à cela. Mais chacun va faire résonner quelque chose chez l’autre. Et les obliger, tous les deux, à sortir de leur zone de confort, qui n’a rien de confortable, en réalité.

Avis

Comme souvent, Emmanuelle Pirotte nous trace un portrait féroce et grinçant de la bonne bourgeoisie belge, celle dans laquelle évolue – et encore, si peu – Renaud. La mère de ce dernier est morte, mais « Ce départ ne laissa aucun vide dans la vie de Renaud. Il lui semblait que sa mère l’avait déserté depuis toujours ; elle avait pondu un fils, avant de l’abandonner aux soins de quelques nounous quand il était bébé, puis d’Angèle, pour se consacrerr à ses voyages, ses amies de l’atelier de développement personnel, son yoga, ses vernissages et ses séances de shopping. C’était une femme idiote et creuse, et la simple réalité de son passage sur terre questionnait douloureusement le sens de la vie humaine » (p. 18). Fermez le ban !

Du côté de son père, c’est pire, « une figure encore plus consternante et fantomatique ; ses rares moments de présence généraient une atmosphère de tension insoutenable » (p. 18). « Lorsque enfin il échappait à l’emprise de sa panoplie du parfait homme d’affaire, c’était tout auréolé de gravité stupide » (p. 18-19). La messe est dite. Ce père, d’origine anglaise, s’est retiré avec une infirmière qui pourrait être sa maîtresse dans une petite ville anglaise, où sa santé vacille désormais.

Ce que ses parents ont laissé à Renaud, c’est une fortune qui lui garantit de ne rien avoir à faire, une demeure familiale et du personnel, dont la fameuse Angèle, dont il a déjà été question, qu’il surnomme Staline, et Clarisse, une tante excentrique, qui est finalement son unique point de repère. À 84 ans, elle incarne la compréhension absolue, et, surtout, la possibilité que les choses, un jour, pourraient aller mieux.

Teodora, elle, est née au Salvador. Le seul choix qu’elle a eu, c’est d’exercer la violence ou de la subir, et elle a choisi de l’exercer. Elle a tué, pour un gang, et elle en a payé le prix, lorsqu’un autre gang l’a capturée. De son viol est née une petite fille, Alma, qu’elle a confié à sa grand-mère, et dont elle n’a plus de nouvelles depuis qu’elle est venue en Europe pour oublier, pour s’oublier. Elle est forte mais aussi terriblement fragile.

En réalité, ce qui rapproche ces deux-là, c’est que, pour que leur vie puisse rebondir, il faut qu’ils acceptent de « rompre les digues », du moins est-ce ainsi que je l’ai compris. Elle l’émeut, lui aussi, ou pas. Ils ne passent pas très loin d’un rapprochement, mais les circonstances ne le permettent pas, et, d’une certaine façon, c’est sans doute mieux. Parce qu’ils ne sont pas prêts, ni l’un, ni l’autre. Mais nous n’allons pas attendre qu’ils le soient, en tout cas, pas dans les pages de ce livre. Par moments, il est odieux, et pour se supporter, il se drogue. Par moments, elle est perdue, et pour continuer, elle se donne à 100% dans son travail. Deux êtres brisés mais qui essayent d’avancer, même lorsqu’ils ne savent pas où aller, ni comment.

Ces deux-là, Emmanuelle Pirotte nous les donne à voir avec une forme de tendresse désespérée. Et elle met à leur service ses formules et sa poésie, comme quand elle décrit le vent d’est :

« On aurait pu croire que le plat pays anesthésierait plus profondément le souvenir. Mais derrière la tranquillité des arbres et des canaux s’élève la voix du vent d’est, piquant, glacé ; il murmure sa chanson qui commence par « Souviens-toi ». Le vent d’est est opiniâtre. Il tient ».

C’est beau, doux par moments, brutal à d’autres. Mais en refermant ce livre, on a l’impression d’avoir partagé avec ces personnages un moment de vie. Et, ça, ce n’est pas rien…

Pour en savoir plus

Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.

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