Voilà un mot que l’on emploie souvent, presque sans y songer, mais pour lequel, si on devait en donner une définition, on serait un peu ennuyé. Parce que, finalement, c’est quoi, un monstre ? Ça commence où, un monstre ? Et, peut-être, ça s’arrête où ?
Évidemment, face à certains « monstres », la question ne se pose pas. Les dragons sont des monstres, Charybde et Scylla sont des monstres, l’hydre de Lerne ou le Minotaure sont des monstres, sans qu’il y ait lieu d’en discuter. Mais si l’on veut être plus précis, cela se complique. Alors, c’est quoi, un monstre ?
Le concept est extrêmement variable, selon l’époque, mais également selon l’angle sous lequel on l’observe. Plusieurs spécialistes (Claude Lecouteux, par exemple, ou encore Olivier Roux, Claude-Claire Kappler, Jean-Louis Fischer…) proposent comme clé une vision historique.
Ainsi, durant l’Antiquité, les monstres sont caractérisées par leur différence vis-à-vis de la norme, et sont donc ce qui se remarque, avec une étymologie à rechercher du côté de monstrare, en latin, montrer, ou de monstrum, qui sort de la nature, qui est prodigieux. Le monstre est donc a-normal, ou extra-ordinaire. Ce qui est de l’ordre du monstrueux n’est alors pas forcément regardé de façon péjorative, mais vu comme une marque du pouvoir de la nature, capable y compris de subvertir l’ordre social. Ainsi, certains dieux sont monstrueux, y compris dans leur représentation, affublés de difformités.
Du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle, alors que la science gagne progressivement du terrain, mais que l’on ne sait encore pas expliquer certains phénomènes observables, le monstre est vu comme à la marge entre royaume humain et royaume animal. C’est le caractère animal dans l’homme qui est monstrueux, en ce qu’il marque un désordre dans ce qui devrait être ordonné, réglé par le droit (qu’il soit religieux, canonique ou civil). Le monstre est alors de plus en plus l’homme difforme que l’on exhibe dans les foires.
Enfin, à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec les progrès de la science qui permettent d’expliquer les malformations et les difformités, on n’a plus besoin de recourir à l’explication par le monstre. S’opère alors un glissement sémantique, le monstre s’entend désormais essentiellement du point de vue moral. Un lien s’établit entre monstruosité et criminalité : avec Michel Foucault, la monstruosité humaine s’entend comme déviation morale.
Mais on peut également retrouver chez d’autres auteurs une vision distincte, orientée sur le symbolisme des monstres, sur leur rôle. Ainsi, certains soulignent la fonction du monstre de gardien de trésor. Il faut défaire le monstre pour accéder à une récompense de grande valeur (le monstre pouvant alors être externe (une bête) ou interne (une pulsion, une faiblesse). C’est en vainquant le monstre que l’on prouve sa valeur : pas de héros sans monstre. On retrouve ainsi toujours dans la mythologie un monstre gardant les palais royaux, les temples, les tombeaux. Il faut vaincre le dragon pour délivrer (et conquérir) la princesse, dompter Cerbère, tuer le Minotaure… Mais l’épreuve consiste aussi souvent à vaincre sa propre peur, à faire preuve de courage, et, à ce titre, constitue souvent un rite initiatique. Le monstre est alors plutôt le symbole d’un passage nécessaire, d’une transformation de l’individu pour accéder au statut d’homme : cela se traduit souvent par l’image de monstres avaleurs (pour ceux qui veulent du vocabulaire, on peut parler de monstres androphages, ou psychopompes) : l’homme doit être dévoré pour renaître plus fort, meilleur… Enfin, dans certaines traditions, le monstre représente l’irrationnel : il incarne tout ce qui est informe, chaotique, insaisissable (d’où une représentation courante sous forme serpentine). Cette interprétation peut aisément être comprise de façon allégorique : alors que l’introspection prend une part croissante dans nos société, il devient courant de s’interroger sur la nature de l’homme, à la lumière de l’existence du mal. Comment accepter l’animalité qui est en nous ?
Ainsi, on le voit, la figure du monstre est éminemment protéiforme. Bête ou homme contrefait, extérieur ou intérieur à nous-mêmes, il peut donc être la figure inversée du héros qui doit le défaire, ou rite d’initiation censé prouver une appartenance sociale, ou encore offrir une réponse symbolique aux grandes questions soulevée par notre part d’animalité.
Les monstres dans nos lectures
Le monstre, sous sa forme d’apprentissage, est une figure récurrente des livres pour enfants. Il incarne la peur, et permet d’apprendre à la dompter. Ici, seule l’imagination des auteurs limite le champ des possibles. Le monstre de la salle de bain, du placard, la sorcière Cornebidouille que le petit Pierre, bien qu’il refuse de manger sa soupe, ridiculise…
Mais les plus grands ne sont pas épargnés. Les histoires regorgent de monstres que des chevaliers (quelle que soit leur forme et leur époque) doivent tuer pour conquérir un trésor. Dragons, trolls, géants, monstres marins, se bousculent dans de nombreux livres, et pas uniquement dans les livres se rattachant au domaine du fantastique. Alors, naturellement, le dragon, auquel nous avons déjà consacré un article complet, détient probablement la palme en la matière, comme gardien de trésor. Il suffit pour s’en convaincre, de penser évidemment à toutes les mythologies, dans lesquelles on retrouve des personnages comme Hercule au Jardin des Hespérides, Siegfried tuant Fafnir… Le dragon garde le trésor, le tuer consacre le héros.
Parfois, un auteur prend un malin plaisir à prendre un de ces « monstres » pour en faire un de ses héros. C’est ce que l’on va retrouver chez Alexandre Malagoli, dans l’une de ses premières réalisation en littérature jeunesse, en l’occurrence la trilogie de L’Archipel de la Lyre. Zakarill, l’un des deux héros, avec Aram, est un minotaure. Ce qui les réunit, c’est qu’ils sont tous deux différents, et se sentent rejetés par les leurs. Leurs aventures vont les amener à rencontrer bien d’autres êtres différents, et à lutter contre un monstre mythique, le Léviathan. Ici, le monstre est un marqueur de la différence.
Mais plus intéressante est sans doute la figure du monstre initiatique, qui dévore le héros pour le révéler. Là encore, Tolkien nous fournit un magnifique exemple dans Le Seigneur des anneaux, Gandalf le Gris devant passer par l’épreuve de la chute dans un gouffre, lors de son combat contre un monstre, le Balrog pour renaître plus fort, transformé. Il devient alors Gandalf le Blanc, plus puissant, certes, mais surtout plus élevé, à la fois dans la hiérarchie des magiciens et dans sa propre maîtrise spirituelle.
En vrac, on peut citer ici d’autres livres qui reprennent cette figure : dans Le trône de fer, une corneille à trois yeux (totalement a-normale !) mène Brandon Stark jusqu’au lieu de son destin, qui est de renoncer à son corps mortel pour devenir autre chose. Il est probablement signifiant que Brandon, lui-même paralysé, soit entouré d’éclopés, Hodor, colosse simplet, Jojen Reed, de constitution fragile et affligé de « rêves verts » prémonitoires… On retrouve ce même motif avec un oiseau mythique, le phénix, qui renait de ses cendres. Parmi les phénix célèbres, on pense par exemple à Fumseck, dans Harry Potter.
Toujours dans le domaine de l’imaginaire, la science-fiction également véhicule son lot d’images monstrueuses. Cthulhu, Alien, Frankenstein, les Shai-Hulud de Dune, il est évidemment impossible de les citer tous. Mais il serait dommage de ne pas citer les « vampires psychiques » mis en scène dans L’Échiquier du mal, de Dan Simmons… mais aussi les bêtes génétiquement trafiquées pour recréer des tigres à dents de sabre dans Le chapiteau de la mort aux dents longues, de George Chesbro (ses titres sont toujours aussi fabuleux !).
Mais les monstres n’apparaissent pas, loin de là, que dans les littératures de l’imaginaire. Il ne manque pas de monstres dans les thrillers – tueurs en série, pervers, meurtriers sanguinaires -, ni dans les récits historiques. En effet, la figure du monstre est souvent accolée à celle d’un certain nombre de personnages, Caligula, Attila, Ivan le Terrible, Hitler, Staline, Pol Pot… on en passe ! Ce qui est intéressant, à ce sujet, c’est de relire ce qu’Eric-Emmanuel Schmitt rappelle en marge de La part de l’autre : il explique que, si elle a parfois été mal reçue, l’idée du parallèle qu’il fait entre la vie d’A. Hitler et de Adolf H. vise justement à montrer que, tout sanguinaire qu’il ait pu être, Hitler n’est pas un monstre, mais un humain. Il serait trop facile d’évacuer d’un revers de main la question de fond que cela pose à chacun de nous de se dire que nous partageons autant avec un tel individu. On en revient bien, ici, à la question de l’irrationnel.
Alors, finalement, qu’est ce qui fait le plus peur ? Un monstre réellement non humain, inventé pour faire peur aux enfants mais dont on sait qu’il n’existe que pour les aider à se construire – même si, juste par habitude qu’il n’y en aurait pas un caché sous le lit – ou un de ces hommes que nous préférerions classer dans la catégorie des monstres, mais qui, bien que nous ne les comprenions pas, existent bel et bien ?