Aventures, Historiques, Roman

Cox ou la course du temps

« La correspondance, pourtant, ne tenait pas aux couleurs ou aux formes mais à son regard incomparablement expressif, à ses yeux : comment ils vous dévisageaient et comment une voile gonflée par le vent, la berge, l’étendue des champs qui les croisaient indolemment paraissaient se mirer en eux ; c’était à croire que cette femme n’aurait eu qu’à fermer les yeux pour que disparaissent toutes les images, tous les objets et créatures qu’ils reflétaient… Oui, c’était cela, ce devait avoir été cela : comme si ce regard était l’origine à laquelle renvoyait toute représentation en perspective du monde visible.« 

Christoph Ransmayr, Cox ou la course du temps, Albin Michel, 2017, p. 41.

Motivations initiales

En parcourant le catalogue d’Albin Michel pour choisir les livres qu’ils allaient nous envoyer, celui-ci a attiré mon regard : un roman historique, avec cet horloger londonien sollicité par un empereur de Chine, qui interroge sur l’écoulement du temps, le tout avec « une langue somptueuse », annonçait l’éditeur, cela méritait de découvrir cet écrivain autrichien…

Synopsis

Alistair Cox, horloger et fabricant d’automates londonien du XVIIIe siècle, arrive à Hangzhou, accompagné de son ami Jacob Merlin et de deux assistants. Il vient en Chine, alors qu’il est à la tête de trois manufactures en Angleterre, à l’invitation de Qianlong, l’empereur de Chine, dont les émissaires sont venus à Londres alors qu’il était sur le point d’enterrer sa fille chérie, Abigaïl, morte à 5 ans de la coqueluche. Son monde venait de s’arrêter, d’autant que sa femme adorée, Faye, se terre dans le silence depuis le choc.

Deux ans plus tard, après sept mois de voyage, il arrive donc en Chine, alors qu’il n’a toujours repris goût à rien. Il est comme vide. Il n’a plus construit une horloge ni un automate depuis, même s’il caresse secrètement l’espoir que ce voyage, cette aventure, pourrait l’aider à retrouver l’envie de vivre.

Et dès l’arrivée, toute l’ambivalence de la Chine saute aux yeux – et à la gorge – des quatre occidentaux. Leur bateau arrive alors que, sur le quai, 27 fonctionnaires des impôts et agents de change, convaincus de corruption et condamnés, sont suppliciés – on leur tranche le nez ! Le périple se poursuit, sur des jonques qui les emmènent vers Beijing : c’est un véritable convoi de trente-cinq jonques qui progresse vers la capitale, sur un canal construit expressément pour permettre à l’Empereur de se déplacer. Nul ne sait d’ailleurs si celui-ci est sur l’une de ces jonques, encore moins sur laquelle, ou s’il emploie un autre mode de déplacement, ni même s’il était véritablement là pour accueillir les anglais. Les mesures de sécurité sont extrêmes, pour protéger la vie du Très-Haut. À l’occasion du ballet remarquablement réglé des jonques – selon un schéma visiblement préparé à l’avance, l’ordre du convoi est en constante évolution –, Cox entraperçoit une femme, visiblement l’une des concubines du Très-Haut. Arrivé à Beijing, il est logé, honneur insigne, dans la Cité interdite…

Avis

> L’avis de T

Comment parler de ce livre ? Je sens que je vais céder aux superlatifs, alors même qu’ils n’ont aucun sens ici. En réalité, j’ai l’impression de ne pas avoir lu ce livre, mais plutôt de l’avoir vécu. Vécu, avec Cox, avec Jacob Merlin, avec Joseph Kiang, leur interprète. Avec, parfois, la présence imposante, inquiétante de cet empereur omnipotent parfaitement imprévisible. Vécu, dans la peau de Cox, avec sa vision à lui, marquée de ses blessures – et en particulier celles liées à la mort de sa fille et au mutisme de sa femme –, et, du coup, dans l’incapacité de comprendre totalement les autres… comme chacun de nous ! Je l’ai vécu avec les yeux d’occidentaux de Cox, confronté au mode de vie quasi-incompréhensible de cette Cité interdite où les codes, les coutumes, les règlement sont aussi complexes que les erreurs sont sévèrement réprimées – jusqu’à la mort, pour un regard inapproprié, ou pour avoir laissé filtrer la rumeur que le Trés-Haut à la fièvre, marquant par là qu’il ne serait pas immortel ! -.

Construire une horloge, c’est faire du temps une matière, c’est faire de son écoulement un objet de mesure. Mais prendre la mesure du temps, n’est-ce pas en devenir le maître ? Pour Cox, le temps s’est déjà arrêté une fois, avec la mort d’Abigaïl, et c’est évidemment à elle qu’il pense lorsqu’il travaille à prendre le contrôle. L’empereur, lui, a une approche très différente du temps : il est le Seigneur des Dix Mille Ans, le Fils du Ciel, immortel. Les traditions chinoises veulent que le temps s’arrête véritablement à la mort d’un empereur : les unités sont renommées, les lois physiques doivent être ré-établies, c’est la fin d’un temps et le début d’un autre que la transition entre deux empereurs ! De l’affrontement de ces deux visions nait une réflexion sur le temps sous la plume de Christoph Ransmayr. Or qui peut dire que ce thème de l’écoulement du temps – vers notre fin ! – n’est pas au cœur de notre moi le plus intime ?

Le style de Christoph Ransmayr est indescriptible. Il parvient, par ses mots, à rendre ce qui est le plus difficile à exprimer. Il dit les sensations, il dit les sentiments, il dit les perceptions, il dit les couleurs et les odeurs, il dit les ressentis et les impressions. Et, encore plus fort peut être, il rend compréhensible le fait que ces perceptions sont des constructions individuelles. Pour essayer de faire comprendre ce que j’entends par là, je vais prendre l’exemple de cette concubine aperçue sur la jonque, An. Bien que l’empereur ait eu 41 épouses et quelques milliers de concubines, il est clair qu’il n’est, en la matière, pas prêteur. Pourtant, Cox ne peut s’empêcher de la voir, et de la regarder, lorsqu’il la croise – très épisodiquement -. Mais An, pour Cox, n’est pas An, la concubine du Fils du Ciel. Elle est, comme il la décrit, une incarnation d’Abigaïl et de Faye. Elle ne leur ressemble pas, mais elle leur « correspond« , une correspondance que Cox décrit dans la citation donnée au début de cette chronique.

L’expérience de lecture de ce livre, pour ceux qui la partageront, est assez unique. Forte, puissante, riche en émotions, exotique : j’ai le même sentiment, au moment de reposer ce livre, que lorsque vous retirez des lunettes 3d. Après quelques heures dans cet univers coloré, il est l’heure de revenir à la réalité. Il y a ce très léger décalage, le sentiment d’avoir été « un peu à côté« , exactement ce que j’attend d’un roman… Alors, merci Monsieur Ransmayr !

Une dernière précision. Le livre se termine avec un bref texte intitulé Pour finir, dans lequel l’auteur indique s’être inspiré librement de la vie de James Cox, horloger et constructeur d’automates du XVIIIe siècle, à Londres, dont un collaborateur s’appelait Joseph Merlin, et dont on retrouve des oeuvres dans les plus grands musées du monde (à L’Hermitage, à Saint-Pétersbourg ; au Met, à New-York…), mais aussi dans les pavillons de la Cité interdite de Beijing. S’ils n’ont jamais fait un tel voyage en Chine, ils ont effectivement travaillé à une horloge atmosphérique dont s’inspire le roman. L’empereur Qianlong, pour sa part, a bien existé, avait bien un goût affirmé pour les automates et les horloges, était féru de calligraphie et écrivait de la poésie. Il a renoncé au trône en faveur de son fils, uniquement pour ne pas régner plus longtemps que son grand-père… Ces éléments, je les avais cherchés et trouvés sur le web avant de lire ce passage. Et comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire ailleurs, pouvoir démêler le vrai de l’hypothétique est pour moi un gage de qualité. Alors, à tous ceux qui aiment lire des romans historiques dont la base soit vérifiable, n’hésitez pas : Cox ou la course du temps ne vous décevra pas !



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