« Je referme mon carnet de notes. Il ressemble à une carte routière. Un enchevêtrement de directions que, pour la plupart, je n’emprunterai jamais. Je serais incapable de nommer un tel espace autrement qu’en disant qu’il constitue désormais le cadre élastique d’une histoire sans début ni fin, mais formant un bloc homogène de fragments qui semble très ancien. »
Philippe Rahmy, Monarques, Éditions de la Table Ronde, 2017, p. 175.
Motivations initiales
Des papillons, un égyptologue, des histoires entrecroisées : cela a retenu mon attention au moment de choisir des livres dans le catalogue des Éditions de la Table Ronde.
Synopsis
Ce sont quatre histoires qui s’entrecroisent.
Celle d’Yvonne et Ali, les grands-parents du narrateur – qui est aussi l’auteur de ce livre, Philippe Rahmy. Elle est suissesse, il est égyptien.
Celle d’Adly et de Roswitha, les parents du narrateur. Fils des précédents, il est né d’un mélange de cultures, et pratique un islam modéré ; de son côté, elle est allemande et protestante.
Celle de Philippe Rahmy, petit-fils et fils des précédents, marqué dès son plus jeune âge par une maladie génétique, la maladie des os de verre.
Celle, enfin, d’Herschel Grynszpan, adolescent juif ayant fui l’Allemagne en 1938, et rentré dans l’histoire pour avoir tué Ernst vom Rath, secrétaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Son geste, repris et exploité par la propagande nazie, servira de prétexte à la nuit de Cristal, premier pogrom perpétré par les nazis dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938.
Quel est le lien ? Ou, plutôt, y en a-t-il un ? Et en quoi tout cela renvoie-t-il Philippe Rahmy aux monarques, ces papillons communs, présents en France depuis le paléolithique, et qui, s’ils évoluent en général par petits groupes de quelques unités, forment chaque année, pour la migration, des nuages d’environ un million d’individus et, une fois de temps en temps, sans que les scientifiques aient su expliquer le phénomène, d’immenses rassemblement dans le ciel du Maghreb. Que dit de ces histoires vécues ce papillon emblème des rêveurs ?
Avis
> L’avis de T
Ce livre, sous une apparence de simplicité – simplicité de l’écriture, du style, de la construction – est en réalité extrêmement complexe. S’il s’agissait d’un page-turner à l’américaine, toutes ces bribes d’histoire s’agenceraient petit à petit pour former un dessin plus vaste, la mosaïque s’ordonnerait sous nos yeux. Cela serait extrêmement satisfaisant, nous pourrions y retrouver un sens.
Mais non. Rien de tout cela ici. Le seul lien entre ces différentes histoires, c’est la vie, les hasards de la vie. Et vouloir trouver du sens au hasard, n’est-ce pas, déjà, le sur-interpréter ? L’auteur lui-même hésite entre les deux, comme le montre la scène finale où, à l’heure de reprendre l’avion après avoir été humer la piste de Herschel Grynszpan à Tel-Aviv, il tombe par inadvertance, dans le journal posé sur le siège du taxi, sur un article consacré, justement, à l’histoire d’Herschel, faisant dire à Philippe Rahmy :
« Je ne crois pas aux signes. Pourtant certains hasards objectifs ont valeur de vérité. »
Comment entrer dans ce livre alors ? Je ne garantis pas que ma clé de lecture soit la bonne, mais ce livre est pour moi le récit de la solitude de l’homme. Solitude dans sa vie, solitude dans sa mort, solitude parmi les autres parce que chacun a ses secrets. Ainsi, la grand-mère de Philippe Rahmy, est un mystère : revenue en Europe avec son fils, après l’assassinat de son mari, confie-t-elle l’enfant à ses parents, en Suisse, pour partir s’installer à Paris, puis en Grèce ? Adly, le père de Philippe Rahmy, a, lui aussi, un secret. Dont on ne saura finalement pratiquement rien, parce qu’il ne s’agit pas d’une enquête policière, mais d’un fait de vie. Mais, de façon générale, chacun de nous est un mystère pour les autres. Cette solitude est parfois triste, parfois douloureuse, parfois violente, parfois désespérante. Parfois, elle souligne le cynisme du destin, comme lorsque l’on découvre, parmi d’autres, sur la table du secrétaire Ernst vom Rath le passeport Nansen – document qui, entre 1922 et 1945, permettait à des réfugiés apatrides de voyager – au nom d’Herschel, qui vient de le tuer, mais n’en profitera jamais…
Chacun gardant ses secrets, nous n’avons pas d’autre choix que d’apprendre à vivre avec ce fait incontournable que nous ne saurons jamais tout des motivations de ceux qui nous entourent. Herschel Grynszpan ne sait rien des motivations réelles d’Ernst vom Rath, et réciproquement ; Philippe Rahmy ne connaitra pas les motivations de son père ; de même que ce dernier n’aura jamais eu accès aux motivations de sa mère. La seule chose qui soit à notre portée, c’est de décider, chacun, individuellement, ce que nous allons faire de ces faits dont la compréhension nous échappe.
Ce livre n’est pas un roman, c’est une histoire de vie. C’est ce que nous percevons de la vie, par morceaux épars, avec des pièces qui ne forment jamais un puzzle complet. Certaines pièces manquent, certaines ont été retaillées au couteau. Rien ne s’assemble. Et, comme le dit Philippe Rahmy dans la citation figurant en tête de cette chronique, il n’y a ni début ni fin. Il y a des questions, auquel il a cherché des réponses, consciemment ou non, pendant les 30 ans qui séparent la mort de son père, fin 1983, de cet exercice d’écriture. Ces questions n’ont pas porté uniquement sur son entourage, mais également sur tout ce qui fait la trame, le tissu, de sa propre existence.
Et les monarques, dans tout cela ? Eh bien, chacun pourra y voir ce qu’il veut. Moi, j’y vois une métaphore supplémentaire de cette inaccessibilité de la compréhension. Ils sont encore autant de « pourquoi » qui resteront sans « parce que » : certains migrent, d’autres non, certains forment de petits groupes, d’autres de véritables nuages, sans que l’on sache expliquer ni la raison, ni la périodicité de ce choix. Mais, par leur couleurs mélangées, ils sont aussi représentatifs de cette mosaïque que décrit ce livre : couleurs, nationalités, religions, tout est multiple…
Je l’ai dit en commençant : il s’agit d’un livre complexe. N’en attendez pas un simple divertissement, l’occupation de quelques heures à tuer : ce serait passer à côté de ce qui fait sa singularité… Mais je vous recommande de le lire, d’abord pour (re)découvrir le personnage de Herschel Grynszpan, et pour la réflexion qu’il suscite…
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