La symbolique de la tour est extrêmement forte, et peut renvoyer à différentes fonctions. Mais son origine même se perd dans la nuit des temps… ou, au moins, dans la nuit des traductions.
Ainsi, Nicolas Bocquillon, dans son Dictionnaire des inventions et découvertes, à l’entrée Tour (Édition 1826, p. 361), signale qu’Aristote prétend que ce sont les cyclopes qui, les premiers, auraient eu l’idée de construire des tours, pendant que Théophraste en attribuerait la paternité aux Phéniciens, Virgile, pour sa part, faisant de Minerve l’origine du concept ! Mais cette version diffère de celle de Marion Muller-Dufeu (Créer du vivant : sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque, 2011, p. 155), qui signale que Pline, en se référant à Aristote et Théophraste, en attribuerait bien l’invention aux cyclopes, mais elle signale juste après que Théophraste, finalement, ferait des Tirynthiens les premiers… Bref, personne n’est d’accord, comme on aurait pu s’y attendre dans un tel débat !
L’un des sens que l’on donne à l’idée de construire une tour consiste à essayer de se rapprocher du ciel, et donc, dans de nombreuses cultures, de ou des dieu(x). L’exemple le plus frappant en est E-Temen-An-Ki (« la maison de la pierre fondamentale du ciel et de la terre »), à Babylone, que nous connaissons en général mieux sous l’appellation de Tour de Babel. Les sept étages qui la formaient étaient chacun dédié à une planète ; ses quatre angles faisaient référence aux quatre coins du monde, quatre étant également le nombre des cieux. Mais on peut également penser aux premières constructions monumentales, comme les temples mayas, les pyramides égyptiennes… Rappelons d’ailleurs que la pyramide de Khéops, avec ses 139 mètres de hauteur, est longtemps restée l’édifice le plus élevé du monde, la construction de la Tour de Babel n’ayant jamais été terminée, et la Tour-fanal de Pharos (le phare d’Alexandrie) en mesurait 140, mais qu’il a été endommagé par les tremblements de terre et pratiquement entièrement détruit en 1303.
Ainsi, dans une aspiration essentiellement religieuse, l’homme a cherché à trouver des moyens de construire en hauteur, pour que les édifices religieux soient tournés vers le ciel (pagodes, cathédrales…). C’est également, au moins partiellement, la signification des beffrois, des campaniles, des clochers.
Cependant, vouloir se rapprocher du ciel peut aussi rapidement devenir la marque de celui qui, par orgueil, veut se voir comme supérieur aux hommes. Là aussi, la Tour de Babel en est un exemple mythique, Dieu ayant dispersé ses bâtisseurs. Dans un autre genre, le roi Vortigern, après avoir usurpé le trône d’éther Pendragon, voulu établir sa puissance et son autorité, en construisant une tour. Les interprétations insistent souvent sur le fait que l’on peut voir dans la tour un symbole phallique. Mais on peut également penser à toutes les tours destinées à marquer la puissance économique et politique d’une entité (famille, ville, entreprise…), ce qui rappelle à la fois la construction des gratte-ciels aux États-Unis au début du XXe siècle (Singer Building, 1901 ; Metropolitan Life Tower, 1909 ; Woolworth Building, 1913 ; Trump Building, 1930 ; Chrysler Building, 1930…), et le renouveau de cette pratique ces 50 dernières années, dans le monde entier (Burj Khalifa, 2010, à Dubaï ; Shanghai Tower, 2015, à Shanghai ; Makkah Clock Royal Tower, 2012, à La Mecque ; Pingan Finance Center, 2017, à Shenzhen…) : depuis le début des années 2000, ce sont plus d’une centaine de ces chantiers qui ont été lancés !
Il y a naturellement un certain nombre de raisons utilitaires objectives pour lesquelles la tour est un bâtiment utile. Intégrée à des fortifications, jusqu’au Moyen Âge, la tour de défense permet à la fois de surveiller les alentours et donc de prévenir les attaques, mais également de bénéficier d’un point haut d’où la défense peut s’effectuer efficacement. Il aura fallu l’évolution technique de l’armement pour rendre inutile la construction des tours défensives : c’est au cours de l’époque moderne, avec l’adoption massive de l’artillerie, que l’on voit progressivement les places fortifiées renoncer à cette recherche de hauteur, au profit de la notion de « défilement » (l’enjeu devient d’être autant que possible invisible, pour ne pas risquer d’être touché. Viendront ensuite d’autres préoccupations techniques : pour l’observation, on conserve l’idée de points hauts (miradors), pour se repérer également (balises, phares en mer) ; on a également adopté des tours pour recevoir et transmettre des signaux (ondes de télécommunications, feux… dans la lignée du célèbre télégraphe de Chappe !).
La seule utilisation réellement nouvelle que l’on a trouvé aux tours depuis le XIXe siècle, c’est dans leur dimension résidentielle. En effet, jusque là, les tours n’étaient pas des lieux de résidence. Mais avec la densification des centre-villes, on a vu se développer, avec un inégal bonheur, ce que l’on nomme désormais parfois des barres d’immeubles !
Notons, pour finir sur cet aspect de la question, que l’utilisation de tours de plus en plus élevées, à la fois à titre d’immobilier de bureau et d’habitation, est, pour reprendre la jolie formule proposée dans le journal de l’Agence d’urbanisme de Caen-Métropole de mars 2013, un « enfant de l’ascenseur » !
La tour dans nos lectures
Dans le registre de la poésie, on peut penser à la Chanson de la plus haute tour, poème dans lequel Rimbaud semble regretter d’avoir, par respect des conventions et des bonnes mœurs, laissé Verlaine retourner vers son épouse, Mathilde. La tour est ici enfermement, prison, mais aussi le point haut d’où l’on surveille l’éventuel retour de l’amour perdu…
On pense évidemment à Notre-Dame de Paris, avec Quasimodo qui, malgré ou grâce à sa difformité, est peut être le personnage le plus proche de Dieu, et qui trouve refuge dans les tours de la cathédrale.
La figure de la tour est évidemment présente dans la plupart des romans rattachés au genre médiéval-fantastique, parce que c’est une période historique où la tour joue un rôle central.
Ainsi, dans Game of Thrones, les grands bâtiments religieux se présentent en général avec ou comme des tours : le Grand septuaire de Baelor est le bâtiment le plus élevé de Port-Réal ; la Citadelle, siège de l’ordre des Mestres, qui cherchent la connaissance, est un phare ; on peut même voir une analogie possible entre les barrals, arbres-coeur qui tiennent lieu de sanctuaire dans la religion des Dieux de la forêt, et une tour. Le Mur, qui marque la séparation avec les terres au-delà, est piqueté de tours (Château-Noir, Fort-Levant, Tour ombreuse…).
Le Seigneur des anneaux nous propose également de nombreuses tours. Ce n’est probablement pas un hasard si Saroumane, dans sa quête de pouvoir et dans son orgueil, occupe la tour d’Isengard ; et l’histoire fait état de nombreuses tours de défense ou d’alarme, Minas Tirith, Minas Ithil…
Dans la série l’Arcane des épées, de Tad Williams – sans doute moins connue, mais qui mérite d’être (re)découverte -, le tome 8 s’intitule La tour de l’ange vert… Difficile de faire plus explicite !
Dans Le livre des étoiles, d’Érik L’Homme, l’Ombre que doivent combattre Guillemot et ses amis est un mage, et celui-ci occupe la principale tour de la cité d’Ys. Là encore, il s’agit d’une métaphore de la quête du pouvoir et de la connaissance, ici dévoyée vers le mal !
Dans un univers de même nature, L’inconnu du donjon, premier épisode de la série qui met en scène Garin Trousseboeuf, personnage créé par Evelyne Brisou-Pellen, se déroule pour partie dans un donjon.
Dans Harry Potter également on retrouve le symbole de la tour. Le bureau de Dumbledore – qui incarne le pouvoir – ne peut être atteint qu’en montant de longs escaliers ; la salle de cours où officie le professeur Trelawney, qui enseigne la divination, se situe logiquement au plus près des étoiles… dans une tour ; enfin, la maison où habitent Luna Lovegood et son père, pour voir les possibles ennemis venir de loin, ressemblent à une tour isolée.
Dans un tout autre style, on peut penser à The Tower, de Richard Martin Stern, qui a servi de base au scénario de La tour infernale, le film de John Guillermin, dans lequel un gratte-ciel se transforme en piège mortel, lorsqu’un incendie se déclare alors que 300 personnes fêtent son inauguration, au 135e étage… Ici, la tour devient un espace clos, prison dont on ne peut s’échapper.
Dans un univers contemporain également, dans Echo Park, de Michael Connelly, l’enquête de Harry Bosch porte sur un grand ensemble résidentiel, où l’anonymat règne en maître. Le premier chapitre est même intitulé « La grande tour – 1993 ». Le livre traite d’une affaire de meurtre non résolu qui, 13 ans plus tard, rebondit. On pourrait presque dire que, dans ce roman policier, les tours d’habitation où personne ne connait ses voisins, où chacun préfère détourner le regard plutôt que de risquer d’en savoir trop, sont presque un personnage en elles-mêmes !
Enfin, dans un style encore différent, Serge Brussolo, le productif auteur qui parcours tous les genres, nous offre, dans Trajets et itinéraires de l’oubli, une incursion dans un musée-labyrinthe qui, avec ses couloirs et ses escaliers sans fin, dans lesquels la femme de Georges a disparu depuis trois ans, a tout d’une tour symbolique.