« Entre les rivages des océans et le sommet de la plus haute montagne est tracée une route secrète que vous devez absolument parcourir avant de ne faire qu’un avec les fils de la Terre », a écrit Khalil Gibran dans Le jardin du prophète. Non seulement ces mots sont beaux, mais ils touchent en nous quelque chose de bien plus profond, de bien plus essentiels. Ce lien entre l’océan et la montagne, l’idée de cette « route secrète » qu’il faudrait parcourir, et qui serait la marque de l’homme.
Or, quand on y regarde d’un peu plus près, la montagne est présente dans de nombreuses mythologies – dire « dans toutes les mythologies » serait affreusement prétentieux, sous-entendant que nous aurions accompli cet exploit de tout compulser -. Laissons en donc la responsabilité à d’autres, comme par exemple dans le résumé de présentation de La montagne et sa symbolique, de Marie-Madeleine Davy, paru chez Albin Michel en 1996, qui signale que « De tous temps et en toutes traditions, sages et mystiques ont pris la montagne comme image de la quête de soi ».
Si le sens donné à la montagne et à sa présence diffère, on retrouve en effet fréquemment cette image. Elle peut être interdite, sacrée ou lieu de refuge ; elle est le lieu de l’immortalité ou de la pureté ; elle abrite de nombreux combats, titans contre dieux ou dragons contre archanges ; elle est le centre ou le sommet du monde. Comme point de rencontre entre le ciel et la terre, elle échappe à l’ordre des hommes. Comme le souligne Brigitte Boudon, « elle est le lieu le plus bas pour les dieux et le plus élevé pour les hommes ». Dans plusieurs cultures, la montage est même le séjour des dieux, ou un lieu sacré – le Mont Olympe et le Mont Parnasse en Grèce, le Mont Fuji au Japon, le Mont Sinaï en Égypte… -. Ces montagnes présentent souvent la caractéristique d’être isolées, et dont de dominer le paysage.
Dans les récits sur la création du monde, on retrouve souvent une montagne à la fois comme centre, comme sommet et comme origine du monde et de la vie. Ainsi, on retrouve des histoires de cette nature rattachées au Mont Tabor (Israël), au Mont Meru (Inde), à Phnom Kulen (Cambodge), Ayers Rock, que les aborigènes appellent Uluru (Australie)… Parfois, la montagne en question est purement mythique, comme en Chine, avec le K’ouen Louen.
Mais, comme l’a écrit Mircea Eliade, « en un certain sens, chaque temple reproduit la montagne cosmique,c’est à dire celle qu’on considère comme bâtie au centre du monde. Est centre tout espace consacré, orienté, c’est à dire chargé de sens, le lieu où peuvent avoir lieux les hiérophanies et les théophanies et où se vérifie une possibilité de rupture des niveaux entre le ciel et la terre ». C’est ainsi que les ziggurats, les pyramides (égyptiennes, mais aussi incas ou mayas), les temples dogons sont une figuration de la montagne, que certains désignent comme des « montagnes-temples ».
Enfin, la montagne peut être un lieu initiatique, lieu d’épreuves pour éprouver l’âme. Dans « La Montagne intérieure, épreuve initiatique individuelle de lucidité dans Le Seigneur des Anneaux » (Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine), Mehdi Saqalli et Anne-Emmanuelle Fiamor montrent que la montagne constitue un « passage pour aller au-dedans de soi », une « initiation individuelle ».
La montagne dans nos lectures
Il serait difficile de ne pas penser à Tolkien, en effet, lorsque l’on cherche, dans ses lectures, des montagnes. La Montagne solitaire, dans Bilbo le Hobbit, abrite Smaug le dragon et va être le lieu où Bilbo va devoir réellement faire preuve de ses capacités. Mais on retrouve également, dans Le seigneur des anneaux, des montagnes qui jouent un rôle important. Parce que la traversée du Caradhras est rendue impossible par les conditions météorologiques, le groupe va s’engager dans les mines de la Moria, où Gandalf va connaître l’épreuve qui fera de lui Gandalf le Blanc. Aragorn, lui, doit affronter le chemin des morts pour traverser la montagne ; enfin, après avoir échoué devant Minas Morgul, Frodon, Sam et Gollum se retrouvent sur les pentes de la Montagne du Destin…
Mais on peut également penser à la série de Michelle Paver, Chroniques des temps obscurs, dans laquelle Torak, dans le premier épisode, doit trouver la Montagne de l’Esprit du Monde, montagne sacrée. La montagne est un lieu sacré, et constitue pour le héros une initiation.
Cette idée de montagne sacrée se retrouve également dans plusieurs romans de Tony Hillerman, dans lesquels on découvre les traditions indiennes navajos et hopis, notamment.
Naturellement, on ne peut pas ignorer toute la littérature de la montagne, avec notamment les Roger Frison-Roche, Maurice Herzog, Reinhold Messner… S’il ne fallait en citer qu’un, ce serait évidemment Premier de cordée – ne voyez aucun message politique ici ! -.
De nombreuses histoires ont pour cadre la montagne. On peut penser à « La chèvre de monsieur Seguin », l’une des nouvelles qui composent Les lettres de mon moulin, d’Alphone Daudet. Blanquette, pour avoir voulu découvrir la montagne, et pour y avoir passé une journée inoubliable, se retrouve face au loup, et, malgré tout son courage, au matin, finit par être dévorée par ce dernier. La question posée par cette nouvelle est naturellement celle du choix entre la liberté et la sécurité. D’autres penseront sans doute à Heidi, de Johanna Spyri. N’oublions pas non plus les récents romans policiers de Marc Voltenauer, Le dragon du Muveran et Qui a tué Heidi ?, qui se déroulent à Gryon, dans les Alpes suisses, ou Six fourmis blanches, de Sandrine Collette.
Et puis… et puis il y a La montagne magique, de Thomas Mann. Lu il y a plusieurs années, mais qui marque. Hans Castorp, venu rendre visite à son cousin Joachim, soigné dans un sanatorium, découvre ce monde à part, rythmé par les siestes dans les chaises longues, les prises de températures, mais, surtout, l’attente et la contemplation. Contemplation des paysages, contemplation des résident(e)s… Mais j’ai encore la sensation de cet écoulement (ou de ce non-écoulement) du temps, avec l’ombre de la mort qui guette…