Chronique de Le Cavalier de la nuit, de Robert Penn Warren.
« Flânant à loisir dans la bibliothèque où le feu crépitait et montait dans la profonde gueule noire de la cheminée, et les bouteilles bien d’aplomb sur un grand plateau d’argent posé sur la table, ils avaient bu, copieusement, un verre suivant l’autre. Les jambes allongées, le verre en main, ils avaient confortablement digéré la dinde, et le jambon, et le pudding. La conversation, d’abord grave et lente, était devenue, l’alcool aidant, plus animée et ponctuée d’éclats de rire. »
Robert Penn Warren, Le Cavalier de la nuit, Éditions Séguier, 2022, p. 141.
Motivations initiales
Quand Benoît – du cherche midi – nous a indiqué qu’il intervenait également pour les Éditions Séguier, et en nous proposant, entre autres, ce livre, je n’avais aucune idée de ce dont il parlait ni de qui était Robert Penn Warren. Je n’avais même pas enregistré que ce livre est sorti, originellement, en 1939. Bref, cette lecture est un saut dans l’inconnu !
Synopsis
Au début du XXe siècle, dans le Kentucky, la culture du tabac fait vivre de nombreuses exploitations, chacun travaillant de son côté, sans aucune organisation. Mais face aux grandes compagnies, autant américaines qu’européennes, qui leur achète leur production, ils se retrouvent rapidement très en difficulté.
C’est ainsi qu’apparait une organisation secrète, Les Cavaliers de la Nuit, dont l’ambition est de constituer, à côté de l’Association pour la protection des planteurs, qui en est à la fois la vitrine légale et l’un des promoteurs, une force de frappe, capable de réactions rapides.
Percy Munn est un jeune avocat, idéaliste, prêt à se battre pour la justice. Mais il est également sensible à la flatterie, surtout lorsqu’elle vient des hommes de pouvoir qui l’entourent. Il est prêt à se laisser bercer de belles promesses. Et cela va l’amener à faire un petit pas de côté. Oh, tout petit. Mais ce qu’il ignore encore, c’est que ce petit pas de côté peut l’entraîner dans un engrenage vertigineux…
Avis
Pour être honnête, je vais devoir distinguer deux notions dans cette chronique. D’une part la forme de cette histoire, et, d’autre part, son fond.
Commençons par la forme. Ainsi que je l’indiquais précédemment, ce n’est qu’en cours de lecture que j’ai découvert que ce livre a été publié en 1939. Et on en dira ce que l’on veut, cela se ressent. Écrirait-on encore ce livre de cette façon, s’il fallait raconter cette histoire aujourd’hui ? Sans doute pas. En même temps, je ne prends pas grand risque en écrivant cela : déjà en 1939, entre les mains d’un autre auteur, il aurait probablement été écrit autrement… Mais je pense que vous voyez ce que je veux dire. Ce n’est pas forcément une mauvais chose : on évite au moins les gimmicks du moment, cette tendance de certains écrivains actuels de vouloir à tout prix entasser les rebondissements, comme si l’écriture devait forcément être cinématographique, au risque de ne pas être du tout. Mais, dans ma lecture, j’ai par moment souhaité quelque chose de plus « moderne » – sans être forcément capable de le définir mieux.
Sur le fond, maintenant, cette histoire est formidable ! Il s’agit d’abord d’un remarquable témoignage historique sur ce début du XXe siècle au Kentucky. J’ignorais absolument tout de ces épisodes entre les planteurs de tabac et les compagnies qui leur achetaient leur production. Et de cette difficile construction de contre-pouvoir dans cette Amérique éprise de liberté et de commerce. De cette lutte qui se déroulait encore – ou déjà, tout dépend comment on regarde les choses – autour de la question de l’esclavage, qui n’est alors pas encore réglée dans le Sud des États-Unis.
Ce livre est également un témoignage fascinant sur la condition féminine dans ces groupes humains dont étaient issus ces colons qui ont construit une part de l’imaginaire du pays, remis à l’honneur avec la notion de Frontière d’un J. F. Kennedy dans les années 60. Et donc on peut se demander si l’Amérique de Trump n’est pas un descendant contrefait…
Ça, c’est pour la dimension historique de cet ouvrage. Mais ce livre est également d’une remarquable et – pour tout dire – assez terrifiante actualité. En effet, Le Cavalier de la nuit, c’est, ni plus ni moins, l’embrigadement d’un homme, d’un groupe d’hommes, qui, de glissements en glissements, de dérapages en dérapages, vont sombrer dans la violence, s’éloignant petit à petit de leur objectif initial. Avec la plus grande honnêteté, mais avec beaucoup d’aveuglement, ils ont mis le doigt dans ce qui va se révéler être une machinerie infernale. Car le premier écart, le premier franchissement de la ligne jaune, ouvre la voie à un deuxième, un petit peu plus important, mais qui n’est pas si éloigné du premier, et ainsi de suite.
Ainsi, pour tenter de faire entendre leur voix, les Cavaliers de la Nuit vont d’abord tenter de s’appuyer sur la conviction. Mais face à l’insuffisance de la seule conviction, pourquoi ne pas tenter de mettre un peu la pression ? Et quand la pression ne suffit plus, c’est assez naturellement que vous pouvez envisager l’intimidation. Laquelle amène forcément, une fois que vous touchez aux limites, à une première destruction de quelques plants de tabac. Mais détruire quelques plants de tabac, ce n’est déjà plus si loin de la destruction d’une ferme par le feu. Et sans l’avoir vu venir, vous finissez par faire votre première victime, celle qui, lorsque vous venez la chercher pour l’obliger – raffinement ! – à détruire sa propre récolte, se rebelle.
Ce mécanisme, évidemment, n’est pas sans nous rappeler des événements récents. Il est, si l’on ose dire, d’une brûlante actualité. Et cela fait de ce livre un témoignage extrêmement fort sur l’embrigadement, sur cette spirale infernale.
Et Robert Penn Warren nous donne un petit indice supplémentaire. Percy Munn, le narrateur de ce livre, présente aussi une caractéristique qui, là aussi, peut nous faire réfléchir. Percy nous est présenté comme un homme droit, honnête. Mais, très rapidement, on peut l’observer dans son petit travers : alors qu’il est faible avec les forts, dès qu’il est en position de force – ou considéré comme telle -, il n’a aucune empathie, aucune « douceur ». Il toise sa femme et la traite mal, parce qu’il en a le pouvoir. La fille d’un des politiciens du coin, qui va devenir sa maîtresse, il la sous-estime, la voit comme une enfant, parce qu’il en a le pouvoir. Les noirs, il les tient pour quantité négligeable, parce qu’il est blanc… Bref, c’est un homme falot, faible et influençable… En un mot, assez détestable !
Alors, prêts pour une petite virée au Kentucky ?
Pour en savoir plus
Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.
