« Les richesses sociales sont limitées en quantité ; le travail est fatigant ; l’être humain est condamné à vieillir et à s’affaiblir. Cela, on ne le changera pas. Ces trois conditions expliquent les convoitises du Pauvre et les précautions que prend le Riche pour que son coffre-fort ne soit pas ouvert avec effraction. Elles expliquent les lois que les hommes ont faites pour qu’il y ait dans la société un ordre durable. »
Henri Roorda van Eysinga, Mon suicide, Éditions de l’Aire, 1992, p. 21.
Motivations initiales
On m’a prêté et conseillé la lecture de ce petit livre qui est tout sauf ordinaire. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, et…
Synopsis
Ce texte bref (88 pages), qui a failli être intitulé Le pessimisme joyeux, s’appelle finalement Mon suicide. Pourquoi ? Dans le premier chapitre, Henri Roorda nous l’explique : ce titre initialement prévu, il l’avait en tête depuis longtemps. Mais, finalement, lorsqu’il écrit finalement le livre correspondant, en 1925, il fait le constat qu’il a perdu l’essentiel de sa bonne humeur. Et qu’il est donc plus réaliste, en plus d’être plus vendeur – le public, dit-il, « a un goût prononcé pour le mélodrame » -, puisque sa décision est prise : il va effectivement se suicider, d’une balle dans le cœur, quelques jours après avoir terminé ce livre.
Henri Roorda décortique la société qui l’entoure, ses ressorts qu’on ne lui a pas appris à comprendre et qui auraient pu l’aider à vivre. Ce qui lui fait, peut-être, le plus de mal, c’est voir à quel point il a fait du mal autour de lui, alors que jamais il n’a souhaité cela. Il s’accuse notamment d’avoir brisée une femme. « Le mal que j’ai fait est irréparable. J’ai désespéré une âme », écrit-il. À 55 ans, il est fatigué.
Plus on avance dans ce livre, et plus le constat est implacable : la décision d’Henri Roorda, alors qu’il écrit ces mots, est définitive. Le plus étonnant, dans tout cela, c’est que l’on est emporté par une verve, par une ironie remarquables. Mais c’est une ironie triste, profonde et même insondable.
Avis
> L’avis de T
Ce n’est pas le genre de livre qu’il faut lire lorsque l’on est soi-même au fond du gouffre. Mais c’est le genre de livre qu’il faut lire et méditer. Probablement reprendre, de ci, de là. Profiter de cet humour essentiel dont fait preuve Henri Roorda. Prendre le temps de digérer ses formules ciselées, véritables fulgurances. Et, surtout, prendre le temps de peser les réflexions qu’il nous livre sur cette société qui nous semble parfois tellement pesante.
Il y a une grande actualité dans ce que partage Henri Roorda dans Mon suicide.
Ainsi, il dit qu’il a été élevé par des personnes qui l’ont fait grandir dans l’idée que la morale est tout, qu’il faut défendre les opprimés. Et il l’affirme : « … je voudrais une société où le travail corvée serait réduit au minimum et où l’on aurait, chaque jour, beaucoup d’heures pour aimer, pour jouir de son corps et pour jouer avec son intelligence ». Mais il enchaîne aussitôt : « Mon rêve est absurde. Qu’on le conçoive d’une façon ou d’une autre, le bonheur durable est impossible ». Sa conclusion tombe alors, inéluctable : « Mais, alors, faut-il souhaiter que la vie continue ? ».
Élevé par des parents eux-mêmes humanistes et proches des milieux révolutionnaires – son père, fonctionnaire néerlandais en poste en Indonésie, est révoqué pour ses positions anticolonialistes -, il fréquente très jeunes certains de ceux qui feront les beaux du mouvement libertaire : Élisée Reclus, Pierre Kropotkine, Ferdinand Nieuwenhuis. Ce qui ne le prédestine pas à autre chose qu’à adopter les mêmes idées. Dans le chapitre intitulé Argent, il brocarde sa propre vision des choses, tout en soulignant, en creux, l’absurdité de cette course à l’argent. « L’argent fait le bonheur. Pendant la grande guerre de 191, des hommes riches ont sacrifié généreusement leurs enfants sur l’autel de la Patrie. Mais, plus tard, quand la Patrie a eu besoin d’argent, ces hommes vertueux ont mis leur fortune en lieu sûr. Leur conscience ne leur a pas commandé d’aller jusqu’au sacrifice suprême ». Je vous laisse méditer cette saillie…
Il est également remarquablement grinçant lorsqu’il compare les riches et les pauvres. « Le riche peut renouveler sa vie », dit-il, alors que « le pauvre ne peut pas attendre. Si le métier qu’il exerce depuis quelques années lui inspire maintenant de la répulsion, il doit continuer quand même », parce qu’il faut de l’argent pour bifurquer ! Dans le même ordre d’idée, « Le pauvre et le riche peuvent commettre les mêmes erreurs ; mais, pour le riche, ces erreurs auront des conséquences moins graves ». Avoir le choix, pouvoir partir, pouvoir changer de décor, dit-il, ce sont des privilèges réservés aux riches !
Henri Roorda a enseigné les mathématiques. Mais il a toujours été attiré par les pédagogies libertaires, ce que l’on retrouve dans sa formule qui mérite, elle aussi, d’être méditée : « ma cordialité aurait certainement été efficace si, au lieu d’être le maître de mes élèves, j’avais pu être leur entraîneur ».
Libertaire, anarchiste, il regarde et analyse le fonctionnement, l’ordre social. Mais il ne peut pas, il ne sait pas, s’y plier. Il a besoin de vivre « avec ivresse », parce que la créativité est à ce prix : « il faut que, de temps en temps, un désordre se produise dans le monde pour que les choses nouvelles puissent naître ». Et il conclut l’un des derniers chapitres d’un définitif « Je n’étais pas fait pour vivre dans un monde où l’on doit consacrer sa jeunesse à la préparation de sa vieillesse ».
J’ai essayé de ne pas tout dire d’Henri Roorda, parce qu’il devrait prochainement intégrer la rubrique « Des chiffres et des mots« . Mais cela ne m’empêche pas de vous recommander cette lecture : elle est rapide (88 pages), mais elle fournit matière à réflexion pour de bien plus longs moments… et c’est aussi cela que l’on attend d’un livre, non ?
(Note : l’image ci-dessous est celle de l’édition de 2014 aux Éditions du Sonneur, reprise du web)