Drame, Historiques

Nul ennemi comme un frère

Chronique de Nul ennemi comme un frère, de Frédéric Paulin.

« Ô mon frère chrétien, ô mon ami druze, ô mon voisin sunnite ou chiite, ô mon hôte palestinien, vois ce qu’est devenu ton pays. Vois combien les massacres succèdent aux massacres, l’horreur à l’horreur. Du nord au sud, de la Bekaa au Mont Liban, de Beyrouth à Baalbek, de Tripoli à Tyr, les massacres et l’horreur ont nourri une terre pourtant si féconde du sang des victimes. Le cèdre, l’olivier ou le genévrier n’avaient pas besoin de ce sang, depuis des millénaires ils poussaient sur la montagne et dans les vallées, ils couvraient d’une ombre protectrice ceux qui vivaient là. »

Frédéric Paulin, Nul ennemi comme un frère, Agullo Éditions, 2024, p. 317.

Motivations initiales

Si vous faites partie de ceux à qui les titres suivants parlent – La Nuit tombée sur nos âmes, La Fabrique de la terreur, Prémices de la chute, La Guerre est une ruse, Les Cancrelats, à coups de machette -, il ne sera probablement pas utile de vous préciser pourquoi, chez Ô Grimoire, nous attendons à chaque fois les nouveaux livres de Frédéric Paulin avec une impatience mêlée d’une forme d’angoisse. De quel épisode, à l’occasion duquel l’humanité aura encore pris une sacrée mandale, va-t-il nous amener à fouiller les restes calcinés, les tripes putréfiées, les souvenirs empoisonnés ? Frédéric Paulin, en effet, peint comme personne ces moments de l’histoire qui marquent des tournants…

Synopsis

Dans ce qui nous est annoncé comme une première partie, de 1975 à 1983, c’est le Liban que Frédéric Paulin nous donne à (re)voir, à (re)découvrir. En parfait téléscopage avec l’actualité d’aujourd’hui, la guerre civile libanaise d’alors, au tournant des années 80, s’invitait dans l’actualité et dans la vie des français, pourtant plus préoccupés par les tentatives de Valéry Giscard d’Estaing de se donner un air de français moyen, par la victoire de Mitterrand et de la gauche, et par la montée en puissance de Jacques Chirac, accompagné comme son ombre par un Pasqua toujours à la limite.

Comment les chrétiens, les druzes, les chiites, les sunnites, les arméniens, les palestiniens, qui avaient su jusque là vivre en bonne intelligence, vont-ils, en si peu de temps, céder aux impulsions venues, pour certaines, de l’étranger, et, pour d’autres, de la volonté de chaque camp d’écraser les autres ? C’est une déflagration, une conflagration, qui marque le début de l’effondrement.

Avis

Je crois que c’est la première fois que le livre que je lis entre autant en résonance avec l’actualité. Je lis un passage dans lequel intervient Hassan Nasrallah ? Le lendemain, la radio annonce sa mort sous les bombardements israéliens. J’entends, un matin, une interview de Walid Joumblatt à la radio ? Je le retrouve le soir même en ouvrant mon livre. Pourtant, quarante ans séparent les deux époques… mais rien n’a – malheureusement – changé.

Pour nous raconter cette histoire, Frédéric Paulin choisit de passer par l’angle familial, comme le souligne son titre, Nul ennemi comme un frère. Quel titre, d’ailleurs, au passage ! Et, en effet, ce sont des frères, des frères ennemis, des frères qui ne se comprennent plus, qui s’éloignent, que nous montre l’auteur. D’abord, et très directement, dans l’une des familles que l’on suit, la famille Nada. Le patriarche, Nassim, désormais âgé, a dû laisser ses fils prendre les affaires en main. Dans cette grande famille chrétienne maronite, on était entrepreneurs, mais, désormais, le fils aîné, Édouard, qui se destinait à devenir architecte, est surtout un soldat, proche de la famille Gemayel. Charles, le plus jeune des trois frères, devient également soldat, avec la rage au cœur, et en dissimulant à tous qu’il arrondit ses fins de mois en trafiquant de la drogue avec les chiites. Michel, avocat, décide pour sa part de quitter le Liban et de rejoindre la France. En se racontant l’histoire qu’il y va pour obtenir le soutien du RPR, de Chirac et de Pasqua, mais aussi, évidemment, pour échapper à cette vie qu’il n’a pas voulue. Les trois frères incarnent parfaitement cette société qui implose : l’aisance laisse subitement la place à une violence brutale, insensée, incompréhensible, qui déchire jusqu’aux liens familiaux.

« L’ambassadeur Henry a eu confirmation que deux dirigeants de l’OLP, Abou Jihad et Salah Kalef, ont passé la frontière syrienne à la tête d’un contingent de fedayin. La veille, ce sont Georges Habache, le secrétaire générale du FPLP, Nayef Hawatmeh, le secrétaire général du FDLP, Ahmad Jibril, du FPLP-Commandement général et Talaat Yacoub du FL, qui les avaient précédés avec un millier de combattants. » (p. 277). Cette citation a un double objectif : illustrer la quantité de travail de l’auteur pour tenter de donner du sens à tout cela ; et mettre en évidence la complexité de la situation.

Cette dernière est évidemment trop grande pour qu’une seule famille puisse, à elle seule, l’incarner. Alors Frédéric Paulin ajoute d’autres acteurs, pris dans cette même tourmente, et qui essayent de s’en sortir. Philippe Kellermann, diplomate de l’ambassade de France à Beyrouth, qui ne ressent plus grand chose pour sa femme, mais qui est par contre très sensible au(x) charme(s) de Zia al-Fâqih, traductrice chiite qui travaille également à l’ambassade. Le capitaine Dixneuf, pour sa part, est un agent du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, le service de renseignement extérieur français, désormais la DGSE). Parce que le destin aime se moquer des femmes et hommes, Zia va devenir l’une de celles qui recrutent et entraînent les « martyrs de la cause », qui vont commettre les attentats-suicides contre l’ambassade des États-Unis, contre les troupes américaines à l’aéroport et contre les troupes françaises dans l’immeuble « Le Drakkar »… Dixneuf, pour sa part, tombe amoureux de Sandra Gagliago, juge antiterroriste, et femme de Michel Nada…

On le voit, chacun souffre d’autant plus que les coups lui sont portés par son « frère », devenu l’ennemi. Et plus la proximité a été grande, plus il est difficile de s’en remettre… Philippe Kellermann tente d’étouffer ses angoisses dans l’alcool et les benzodiazépines ; Charles Nada, lui, inonde Beyrouth de drogue. L’oubli est parfois à ce prix…

Ce livre est dense. Irrespirable. La seule question qui nous taraude en le lisant est de savoir si le pire, c’est cette spirale infernale que personne ne maîtrise et qui entraîne avec elle dans un continuum de violence toutes les communautés libanaises, ou si c’est la façon dont, à l’étranger, on a négligé, sous-estimé, voire instrumentalisé le malheur libanais. La position française, mais s’en étonnera-t-on, est toute de cynisme, doublé d’une passivité et d’une mécompréhension des véritables enjeux qui laisse sans voix…

Si l’on a l’habitude de dire que l’un des rôles de l’Histoire est d’éclairer le présent, rarement une histoire d’Histoire l’aura montré avec autant de clarté, d’évidence. Ce livre de Frédéric Paulin pourrait – après tous les autres qu’il a écrit – être prescrit à tous ceux qui veulent comprendre le monde dans lequel nous vivons…

Pour en savoir plus

Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.

2 réflexions au sujet de “Nul ennemi comme un frère”

Laisser un commentaire