Aventures, Biographies & autobiographies, Historiques

Le diable parle toutes les langues

Chronique de Le diable parle toutes les langues, de Jennifer Richard.

« Bien naïfs, ceux qui pensaient encore que les États-Unis n’aimaient pas la guerre. Mark Twain disait que c’était leur seule manière d’apprendre la géographie. Je m’étonnais souvent de constater à quel point l’opinion publique se montrait favorable à cette nation. Elle inspirait une confiance sidérante, portait haut le drapeau de la liberté et de la démocratie en même temps qu’elle complotait l’annexion d’un continent entier.

Peu importent les actions, seul compte le récit que l’on en fait. »

Jennifer Richard, Le diable parle toutes les langues, Éditions Albin Michel, 2020, p. 111.

Motivations initiales

L’histoire d’un magnat de la presse, de la finance, du pétrole, vendeur d’armes, ami de tous les chefs d’État, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 30. Mais qui est donc ce Basil Zaharoff dont, je dois l’avouer, je n’ai jamais entendu parler ? Découvrir cette « éminence grise des grandes puissances », voilà un programme plus que suffisant pour que ce livre rejoigne notre PAL… Merci aux Éditions Albin Michel de nous avoir donné l’occasion de le découvrir !

Synopsis

Alors qu’il sent la mort approcher, Basil Zaharoff procède à une sorte d’arrêt sur images sur les événements qui ont marqué sa vie. Il confie le manuscrit de ses mémoires à Angèle, l’une des filles de celle qui a été la femme de sa vie, certain que le regard critique – et probablement sans concession – de cette dernière l’amènera, une fois Basil mort, à faire le choix qui s’impose : faut-il publier ce texte, le cacher, le détruire ?

En effet, nul doute que son contenu est explosif. Des secrets d’État y sont consignés ; des considérations de nature à troubler l’ordre public également. D’ailleurs, lorsque ces documents ont, un temps, traîné dans la nature, après avoir été dérobés, une certaine panique a prévalu. Tous les patrons de presse ont été sommés par les différents pouvoirs de ne pas publier, si ces papiers leur étaient proposés…

Bref, c’est un possible brûlot qu’il remet entre les mains d’Angèle.

Avis

Ignorant tout de ce Basil Zaharoff, je ne savais naturellement pas bien à quoi m’attendre. Mais l’idée de découvrir la vie de ce personnage haut en couleur, parti de rien pour devenir l’un des hommes les plus influents de la planète, était déjà en soi stimulante. En plus, la période allant de la moitié du XIXe siècle jusqu’à 1936, alors que l’Empire Ottoman est en train de s’effondrer, et alors que l’Europe va connaître deux grands conflits, pendant que les États-Unis construisent les bases sur lesquelles leur hégémonie va progressivement se construire, m’est mal connue.

Ce personnage, ce Basil Zaharoff, nous est immédiatement montré comme le méchant, l’incarnation du mal, celui par qui le pire va arriver. Sur la couverture, une déclaration de Romain Gary, « Sir Basil Zaharoff, le plus grand marchand de mort des temps modernes », plante d’entrée le décor. Et, en effet, cet homme qui a trempé dans tous les conflits du temps – et il y en a eu -, qui a su placer ses pions de façon à alimenter tous les états en armes, mais également investir dans tous les pays et sur tous les marchés – pétrole, presse, finance, assurances -, à la tête de celui que l’on adore détester.

Là aussi, on nous donne quelques indices, comme lorsque l’auteure dédicace le livre « aux gilets jaunes, à Julian Assange, à Pierre » – les remerciements en fin d’ouvrage permettant d’émettre l’hypothèse que Pierre serait celui qui aurait fait découvrir ce personnage à Jennifer Richard, alors qu’une citation d’Anatole France ouvre le livre sur ces mots :

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. »

On voit alors se dessiner un certain tableau, on croit deviner un certain positionnement politique.

Et le début du livre conforte bien dans ce sens. L’homme né à Constantinople, fils d’une famille « grecque » de l’Empire Ottoman, en rébellion contre un père violent et alcoolique, fait ses premières armes dans le commerce. Il apprend à fournir ce qu’on lui demande, oriente les clients vers les prostituées de sa connaissance… Mais, surtout, il apprend à ne se couler dans aucun moule. Avec un Juif, il est Juif, avec un grec, il est grec, avec un turc, il est turc. Le client est roi ! Et c’est cette « philosophie » qu’il va élever au rang de grand art, devenant le représentant à la fois de la maison Vickers, des Krupp, d’Hiram Maxim – père de la mitrailleuse du même nom.

Prototype du vendeur sans états d’âme, il raconte comment, ayant vendu aux grecs, soucieux de marquer leur autonomie vis-à-vis des turcs, deux sous-marins inutilisables, il a profité de ce contrat pour vendre les mêmes – tout aussi inutilisables – aux turcs, puis à la Russie. En prenant, naturellement, sa part des bénéfices au passage. L’image initiale se conforte : l’homme est sans morale, sans pitié, sans conscience.

Mais… mais petit à petit, l’image se trouble. Attention, l’homme ne devient pas sympathique, ce n’est pas le sujet. Mais on découvre petit à petit certaines de ses motivations. Très tôt, il rencontre celle qui sera l’amour de sa vie, Pilar, fille de la haute noblesse espagnole, promise, alors qu’elle n’a que 16 ans, à un duc espagnol à l’esprit dérangé, parfois violent. Mais Pilar n’est pas une victime. Bien au contraire. Elle veut tout, toujours. Elle veut plus, surtout. De Basil Zaharoff, elle attend qu’il aille toujours plus loin. Et par amour, il va tout déposer à ses pieds, alors qu’il ne plie devant personne. Ainsi, il tente, dans les années 20, d’acheter la Principauté à Albert de Monaco, dans l’idée d’offrir à son amour la place qu’elle mérite.

Pourtant, mariée, elle a fixé la règle du jeu : ils seront amants, mais rien ne sera officialisé tant que son mari sera en vie. Elle finit par épouser Basil… 35 ans plus tard, mais meurt d’une infection quelques mois seulement plus tard.

Ce livre est un dialogue entre Basil, qui, au travers de ses écrits, ne se cache pas d’avoir intrigué, menti, trouvé des arrangements avec sa conscience, et Angèle, sa fille adoptive, dont la droiture parait être son opposé. Et le dialogue est plutôt réussi. Mais, surtout, ce que ces échanges soulignent assez bien, c’est qu’il est sans doute simpliste de vouloir faire de Basil Zaharoff le seul coupable de toutes ces histoires. Lui, évidemment, évacue sa responsabilité en essayant – assez maladroitement – de faire passer l’idée que ce n’est pas le marchand d’armes qui donne la mort, et de reporter sur les acheteurs l’entièreté de la culpabilité. Mais force est de constater qu’au final, tout le monde semble tremper, à un titre ou un autre, dans ces intrigues.

Mais il y a un bémol… j’attendais, avec un tel récit, à une telle époque, dans de tels pays, quelque chose d’épique. Mais je n’ai pas trouvé ce souffle, qui aurait pu porter soit une condamnation sans appel, soit une amnistie spécieuse. Mais non, jusqu’au chapitre où Basil Zaharoff raconte sa rencontre – et, d’une certaine façon, son admiration pour Hitler -, l’auteure semble avoir fait le choix de rester factuelle. C’est peut-être la meilleure façon d’aborder le sujet… mais cela ne contribue pas à nous emporter.

Pour l’histoire, pour la complexité de la société de l’époque, pour les manipulations mises ici en lumière, ce livre est passionnant. Draper tout cela d’une grande aventure aurait peut-être contribué à atténuer la dénonciation… mais aurait sans doute participé de la remise en question de la société de cette époque et de ses choix…

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