Roman

La Sainte Touche

Chronique de La Sainte Touche, de Djamel Cherigui.

« La nuit c’est un délire à part. C’est le moment où les cafards sortent de leurs trous. Y a plus de gens normaux dans les rues, y a que des marginaux, des alcooliques des flemmards, des chômeurs. Des mecs qui tournent en rond, qui savent pas quoi faire de leur temps, qui n’ont nulle part où aller. Des rats échappés de leurs cages. La nuit, elle te prend aux tripes, elle te pousse à faire des trucs de cinglés, c’est le royaume de la démesure, le crépuscule de la raison. »

Djamel Cherigui, La Sainte Touche, Éditions Jean-Claude Lattès, 2021, p. 36.

Motivations initiales

Après avoir vu une interview de l’auteur, qui donnait envie de découvrir ce livre, un collègue m’en a fait l’éloge. Deux raisons de le lire, donc. Merci aux Éditions Jean-Claude Lattès de nous en avoir donné l’occasion.

Synopsis

La narrateur – dont, me semble-t-il, on ne connait jamais le nom – part de chez ses parents, pour échapper à un père violent, et convaincu que la vie allait lui ouvrir les portes. Mais elle ne lui a ouvert que la porte de quelques squatts miteux, parmi toxicos et punks à chiens. Puis elle lui a ouvert la porte d’une chambre louée par Alain Basile, un marchand de sommeil proposant à des marginaux des chambres fatiguées dans un immeuble délabré. L’ambition de Basile, c’est de devenir riche : au-delà de son épicerie, il s’essaye à tous les trafics, mais toujours à la petite semaine.

Pour des raisons mystérieuses et inexplicables, une relation -bancale – se noue entre le narrateur et Alain, qui profite notamment du premier pour faire toutes les choses qu’il préfère éviter : faire la tournée de récupération des loyers, livrer des cargaisons de drogues, voler dans les magasins, surveiller la plantation de cannabis.

Mais le narrateur y trouve une sorte de point fixe, d’axe, autour duquel organiser sa vie déjà en miettes. Il parvient même à arrêter de se noyer à petit feu dans l’alcool. Mais n’est-ce pas qu’un répit temporaire ?

Avis

Djamel Cherigui, dans la vraie vie, est épicier à Roubaix. C’est dans son épicerie qu’il a d’abord commencé à lire, pour occuper les journées, et c’est là qu’il a découvert le pouvoir de la littérature, non seulement d’évoquer, de faire voyager, de libérer des contraintes matérielles. Mais aussi d’informer, de faire découvrir, d’ouvrir les perspectives. Puis il s’est mis à écrire, toujours entre deux clients. Et c’est de cette vie, de ce travail, de cette ville, de cette région qu’il a fait la matière de son livre.

On peut supposer – lui souhaiter -, en lisant ce livre, qu’il n’ait pas eu à traverser les mêmes histoires que son narrateur. Qu’il n’ait pas eu, lui aussi, à avoir son Alain pour se mettre à écrire.

Ce livre, c’est, si l’on prend le récit au pied de la lettre, une histoire de pauvreté, de violence – reçue et donnée -, d’alcool et de drogue. Les murs suintent la morosité, la détresse et la solitude. La vie est triste, l’ivresse est triste, le sexe est triste. Même la folie n’est pas une libération : elle est une nouvelle sujétion.

Alain est un aimant : il attire à lui, par son bagou, par sa maitrise des mots : lorsqu’il se met en tête d’obtenir le numéro de téléphone d’une fille, il parvient en général à ses fins. Mais il est également repoussant, brutalisant ses locataires, maltraitant sa femme, exploitant le narrateur. Manipulateur, et, au final, c’est également un raté : parti de nulle part, il est toujours au même point.

Pourtant, me semble-t-il, ce livre n’est pas uniquement le portrait de ces personnages. Ou, plus exactement, ce n’est pas d’abord le portrait de ces personnages, mais plutôt le portrait d’une fin du monde d’avant le monde d’avant –  non, je ne me suis pas pris les pieds dans le tapis, c’est bien du monde d’avant le monde d’avant que je voulais parler -.

Car, de la page 172 à la page 176, il y a une énumération qui me semble centrale dans cette histoire. Alors qu’Alain est en train de téléphoner depuis une cabine téléphonique, le narrateur ne peut s’empêcher de « faire un parallèle entre lui et cette espèce de cage de verre aux vitres crasseuses : leur fin à tous deux était annoncée ». Mais cette disparition des cabines téléphoniques entraine celle des cartes de téléphone prépayées, d’où un manque à gagner pour les bars-tabacs qui les vendaient, en même temps qu’ils accueillaient les ouvriers.

Djamel Cherigui décrit le passage d’un monde où ceux que l’on voyaient flambaient, dépensaient, étalaient, à un autre, où la valeur centrale est celle de l’épargne, de l’économie, de la prudence, de la restriction. Une sorte de passage de l’artisanat à la technologie. Du bandit d’honneur au malfrat brutal. Du show-off des années 90 – y compris lorsqu’il s’agissait de show-off à la petite semaine – au « vivons cachés » des années 2000 et depuis.

Est-ce que je suis d’accord avec cette vision ? Pas réellement. Parce qu’il me semble que ce n’est pas tant la population qui évolue dans sa composition – les frimeurs, il y en a toujours autant, et des magouilleurs, et des baratineurs, et des escrocs, idem -. En revanche, ce qui a probablement évolué, c’est le regard que la société, volontairement ou non, porte sur ces différents groupes. C’est l’orientation des lumières qui a changé, pas la société qu’elles éclairent.

Mais ce qui est vraiment plaisant dans ce livre, c’est la jubilation des mots, le jonglage des phrases. Juste un exemple, qui, pour moi, regroupe tout de ce roman. Alors que le narrateur est en pleine crise d’angoisse (page 200-201), voila comment Djamel Cherigui décrit ce phénomène assez mystérieux, notamment pour celles et ceux qui ne sont pas coutumiers de cet état psychologique. « Non, je parle de la véritable angoisse. Le coup de stress est à la crise d’angoisse ce que le tai-chi est à la boxe thaï. Une escroquerie, une version discount, ralentie, diminuée, édulcorée. Là, je parle bien de l’angoisse dans ce qu’elle a de plus pure, celle qui vous paralyse, qui vous réduit à l’état de néant. L’angoisse qui surgit du fin fond des ténèbres, qui vous projette dans un autre monde, une autre dimension. Un univers parallèle où tout est sombre, collant, poisseux. Si l’enfer existe, son deuxième blaze, c’est : angoisse. »

Une jolie réussite, donc, que ce livre ! Assez inclassable… mais qui s’intéresse encore à ces distinctions de genre ?

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