« En général, la place demeurait déserte, hormis les oiseaux gris et mauves, une petite volée agglutinée sur l’unique banc, une espèce dont le chant évoquait tout à fait la mélodie qu’un vétéran de la guerre de Sécession pourrait fredonner machinalement. Les boutiques donnant sur la place observaient le même air endeuillé, leurs vitrines sombres masqués par des stores crasseux, les commerces vidés de toute vie ; il y avait un troquet où trois clients s’étaient fait descendre près d’une décennie plus tôt, les taches de sang et les silhouettes des corps tracés à la craie étaient devenues indélébiles et marquaient à jamais la gargote du sceau de ce drame sordide digne d’un polar au rabais… »
Joe Meno, Prodiges et miracles, Agullo Éditions, 2018, p. 45.
Motivations initiales
Merci aux Éditions Agullo, via le Picabo River Book Club, pour cette découverte…
Synopsis
1995, dans une petite ville de l’Indiana. L’Indiana ? Cet état des États-Unis d’Amérique qui, situé près des grands lacs, cumule le fait d’appartenir à la Corn belt – ceinture de maïs – et à la Rust belt – ceinture de rouille -. Et c’est bien de cela qu’il est question dans ce livre : dans une petite ville, un grand-père – Jim Falls – tente de survivre avec son petit-fils, métis, et, par intermittence, sa fille, lorsqu’elle revient, souvent marquée, d’une aventure sans lendemain avec un quasi-inconnu.
Mais la ferme, sur laquelle il élève des volailles, ne leur permet plus de vivre, chaque fin de mois est plus difficile, les dettes s’accumulent. Jim, acculé, réagit par la colère, colère contre tous ceux qui participent de cette vie difficile, colère contre sa fille à la dérive, colère contre son petit-fils qui lui semble un peu trop mou.
Après avoir éconduit à plusieurs reprises une interlocutrice qui se réclame d’un cabinet d’avocats new-yorkais, il a la surprise de voir arriver sur sa propriété un van, dans lequel se trouve un cheval de course au pelage blanc. Il s’agit visiblement d’un crack, mais il ignore qui pourrait lui avoir légué l’animal. Il est persuadé qu’il s’agit d’une erreur, que le cheval va leur être repris…
Mais quand deux petits voyous du coin viennent s’emparer de la jument, blessant grièvement Jim Falls, c’est dans un véritable road-movie qu’il se retrouve entraîné, avec son petit-fils…
Avis
> L’avis de T
Ce livre est celui de la dégénérescence, de la décrépitude, de la déliquescence. Joe Meno nous décrit une zone rurale du fin fond de l’Amérique qui essaye de survivre mais qui se retrouve de plus en plus en marge. Chaque jour est un combat, perdu d’avance. L’exploitation ne permet plus de vivre. Les factures s’accumulent. Tout part à vau-l’eau. La loge maçonnique de la ville voisine a, un temps, porté l’espoir, mais même elle est sur le point de fermer, faute de combattants. Et les vieilles espérances sont toutes déçues, l’une après l’autre.
Il ne lui reste, pour trouver une raison de se battre, que ses souvenirs d’ancien combattant en Corée. Sa fille est une fille sans avenir : après une longue disparition, elle est revenue un beau jour, son fils métis sous le bras. Le père du petit ? Jamais vu, et, de toute façon, elle n’est même pas capable de dire avec certitude qui il est…
Quentin, le garçon, navigue entre sa musique et ses jeux vidéos. Il sniffe de la colle, pour passer le temps. Et il se passionne pour les reptiles. De l’espoir ? Il n’est même pas certain de savoir ce que c’est. En tout cas, rien ne semble lui donner la motivation d’essayer de s’en sortir. Pourtant, c’est un bon gamin, soucieux des animaux.
Dans cette vie morne, l’arrivée de la jument blanche est un électro-choc. Il faut s’en occuper, elle est visiblement prête à accorder sa confiance. Quentin en a autant peur qu’il est attiré.
Le style est à la fois poétique et brutal. Sec et coloré – tout en teintes de gris -. Triste, aussi : chacun des personnages, dans son désespoir, parvient même à être touchant – même les plus odieux personnages. Ils se débattent avec leurs pauvres armes, leurs aigreurs, leurs angoisses. Les filles sont perdues, les garçons sont violents, parce que rien d’autre n’existe autour d’eux. Au début du livre, plusieurs descriptions sous forme d’énumération m’ont fait tiquer (p. 43, énumération des routes empruntées ; p. 97, énumération de sex-shops et cabarets ; p. 120, énumération de films pornos ; p. 126, énumération d’entreprises pyrotechniques). Mais j’ai fini par parvenir à me laisser porter par ces listes qui, finalement, m’ont évoqué le côté répétitif de ces trajets en voiture, avec des publicités toujours identiques, et qui en deviennent presque rassurantes dans leur uniformité.
Et pourtant, dans toute cette noirceur, un cheval – blanc – apporte de la lumière. Une lumière qui rassemble – Jim et Quentin -, une lumière qui brûle – la médiocrité, la grisaille, la noirceur -, une lumière, aussi, qui révèle – les zones d’ombre, les renoncements -. Une apparition, donc, un brûlot.
Ce genre de road-movie un peu halluciné n’est pas forcément mon style de prédilection. Mais, ici, je n’ai pas eu de mal à rentrer dans l’histoire, à m’attacher à Jim et à Quentin. Sans être forcément mon coup de cœur de la rentrée littéraire, j’ai tout de même passé un excellent moment avec ce livre !