« Il va falloir tout expliquer, il va falloir revenir en arrière à nouveau avant de pouvoir continuer, c’est ça parfois la vie, … »
Clémentine Beauvais, Songe à la douceur, Éditions Points, 2018, p. 199.
Motivations initiales
Ayant la chance de faire partie du jury du Prix 2019 du meilleur roman des lecteurs de POINTS, nous avons reçu les trois premiers livres de la sélection, dont celui-ci.
Troisième lecture, troisième chronique.
Synopsis
Librement inspiré de l’histoire d’Eugène Onéguine (du roman de Pouchkine et de l’opéra de Tchaïkovski, donc), Songe à la douceur nous décrit l’histoire d’Eugène, donc, et de Tatiana.
Ils se rencontrent une première fois, alors qu’il a 17 ans et elle 14. Il traîne son ennui, son pessimisme et son cynisme, convaincu que rien ne vaut la peine d’un effort, et que la vie n’est que vacuité. Elle est romantique, repliée sur elle-même. L’espace d’un été, ils s’apprivoisent, avant qu’un drame ne les sépare.
Dix ans plus tard, ils se retrouvent, au hasard d’un métro. Elle est en train de finir sa thèse en histoire de l’art, encadrée par un professeur qui n’est pas insensible à sa jeune étudiante. Eugène, lui, est consultant, sans grande conviction, il traverse sa vie sans y mettre beaucoup d’intérêt ou d’affect. Il vit presque par personnes interposées.
Que peut donner cette re-rencontre entre deux êtres qui semblent faits l’un pour l’autre mais qui se sont déjà ratés une première fois ?
Avis
> L’avis de T
Ce livre me laisse une impression décalée. Je ne veux pas dire « mitigée » – ce qui voudrait dire, en réalité, que je n’ai pas aimé – ; ce n’est pas non plus un coup de foudre. Non, en fait, après avoir refermé ce livre je suis partagé entre différents sentiments.
D’abord, et c’est quand même l’essentiel, c’est un livre très agréable à lire. La forme, partiellement en vers, ne manquait pas de me faire un petit peu peur, mais c’est extrêmement bien fait, donnant un résultat très fluide. Je suis un peu moins fan des interventions de la narratrice, qui, dans les moments de transition, nous prend par la main comme si nous n’étions pas capables de comprendre seul pourquoi on fait un flash-back ici, une digression là… mais ça passe encore bien.
Sur le fond de l’histoire, je suis, là encore, entre deux eaux. L’histoire est à la fois très simple, et en même temps elle montre bien comment il est facile de ne pas se comprendre entre deux êtres. Ce n’est pas révolutionnaire, mais ce livre nous rappelle comment chacun de nous est pris dans des « jeux de rôle » sociaux, comment nous essayons en permanence de jongler avec des conventions, des normes, des habitudes qui sont autant de carcans… et qui risquent, en faussant les messages, de nous emmener dans le mur. Pourtant, en même temps – et sans vous révéler la fin, ce serait spoiler -, j’attendais une autre conclusion…
Et, finalement, ce que je trouve le plus intéressant, dans cette histoire et dans la façon de la raconter, c’est qu’elle souligne, pour moi, toute la complexité de ce sentiment sur lequel nous jouons une grosse part de notre vie : l’amour. Pourquoi ? Parce que, pour nous raconter cette histoire, en fait, Clémentine Beauvais nous raconte la version de chacun des protagonistes. Et qu’elles sont différentes, parfois même divergentes. Autrement dit, ce qui semble être une même histoire partagée est en fait la tentative de faire tenir ensemble deux histoires vécues individuellement… Et c’est bien toute la difficulté de l’affaire, non ?
Pour le dire autrement, il y a en général une forte tension entre deux personnes qui s’aiment : si on passe tout le temps à se regarder, on ne regarde plus devant soi, et on risque fort de se prendre les pieds dans le tapis. Mais si les deux regardent devant eux – certains affirment haut et fort que, pour réussir en amour, il faut savoir regarder dans la même direction -, ils ne se voient plus, et peuvent du coup s’éloigner. Je ne sais pas si je suis compréhensible…
En tout cas, c’est un peu ainsi que j’ai lu ce livre. Lors de la première rencontre, Tatiana regarde Eugène, qui regarde devant lui – avec lassitude -. Lors de la seconde rencontre, Tatiana regarde devant elle, vers cette vie qu’elle est en train de se construire, pendant qu’Eugène regarde Tatiana… Et du coup, personne – pas même la narratrice – ne peut nous dire s’ils parviendront réellement et durablement à regarder ensemble dans une même direction…