Chronique de Jokers, d’Hervé Mestron.
« Soyons d’accord : ce n’est pas avec l’argent que nous donne l’État que notre avenir se construit. Difficile de trouver un travail avec un casier judiciaire dans le calbute. Le racisme anti-taulard, merci. Certes, les infractions sont automatiquement effacées au bout de quarante ans s’il n’y a pas eu de nouvelles infractions, mais quand tu as buté un mec, que tu as été condamné pour braquage et trafic de stupéfiants, franchement, cela devient compliqué, même avec la meilleure volonté du monde. »
Hervé Mestron, Jokers, Éditions In8, 2021, p. 97.
Motivations initiales
Connaissez-vous les Éditions In8 ? Maison d’édition indépendante créée en 1999 près de Pau, avec une orientation forte vers la littérature contemporaine, elle compte parmi ses auteurs des noms qui font ou ont fait leur chemin : Nicolas Mathieu, Hervé le Corre, Marin Ledun, Gildas Guyot, pour n’en citer que quelques uns. Alors quand ils nous ont proposé de découvrir Hervé Mestron avec son dernier livre, Jokers, aucune hésitation !
Synopsis
En banlieue parisienne, dans le 9-3. Ziz et Dick, son ami d’enfance – ils se suivent depuis la maternelle ! – se (dé)battent pour s’en sortir. Alors, certes, parfois cela prend des chemins de traverses : les trafics en tous genres, la violence, la prison… Pourtant, Ziz retombe toujours plus ou moins sur ses pattes. Il faut dire qu’il a une sorte de talent pour l’organisation : que ce soit pour réserver des studios pour les prostituées du réseau de Dick, qu’il s’agisse de planifier la piraterie des camions qui fréquentent la nationale 2, sur le tronçon entre Le Bourget et la Porte de la Villette, il assure.
Mais, pas de chance, sur d’autres missions, il est beaucoup moins pertinent, et ce n’est pas uniquement parce qu’il est, la plupart du temps, sous l’effet de substances illicites. Mais surveiller un enfant, ce n’est pas son truc. Pourtant, Nadège le lui a dit clairement : pour elle, ce qui compte, c’est d’avoir un enfant. De qui, avec qui, c’est beaucoup moins important.
Où tout cela peut-il mener Ziz ?
Avis
Ce livre est franchement inclassable… et cela quel que soit l’angle sous lequel on peut essayer de l’observer. Il se dérobe à toute classification, il n’entre dans aucune case.
Pendant une partie du livre, j’ai pensé que j’allais avoir du mal avec cette histoire à laquelle on ne comprend pas tout, avec cette chronologie qui n’en est pas une… et puis en fait, non. Certes, l’histoire semble présenter quelques incohérences : Dick, qui meurt dans la première partie, meurt à nouveau – mais dans d’autres circonstances – dans la deuxième partie, avant de survivre aux parties 3 et 4. Trois fois, j’ai été vérifier dans la première partie que j’avais bien compris, qu’il était bien mort ; mais, en général, quand on cherche à se débarrasser d’un cadavre, c’est bien que la personne est morte, non ?
Mais, en réalité, même si l’on est pétri de cartésianisme, on s’en fout de l’histoire. Ce livre ne nous raconte pas l’histoire d’un Ziz précis, ou celle d’un Dick qui serait unique. Ce livre nous parle de la banlieue, un lieu, un espace, un décor en lui-même protéiforme. Des Ziz, des Dick, il y en a plein les barres d’immeubles. Et leur déambulation hallucinée dans ces artères, ils sont des milliers à la vivre.
Déjà, pourquoi ce choix de nom pour ces deux personnages ? Ziz. Dick. Ces deux noms et leur proximité avec deux appellations du sexe masculin peut-elle n’être qu’un hasard ? Surtout lorsque l’un des deux, finalement, traverse tout le livre en nous rappelant régulièrement qu’il n’a plus d’érections. Le hasard serait d’autant plus surprenant que plusieurs épisodes tournent autour du désir – ou non – d’enfant. Pour plaire à Nadège, Ziz va jouer au père célibataire. Mais, pour cela, il va falloir louer un enfant. Puis, quand Dick égare par mégarde – par inattention ! – le précieux bambin, en voler un. Mais lorsque le premier bébé réapparait, il faut vite faire disparaître sa doublure… par le vide-ordure !
Ziz, en réalité, n’est ni sympathique, ni antipathique. Il semble strictement a-moral. Ce qu’il veut, il le prend, lorsqu’il en a l’occasion. Il ne s’embarrasse pas de questions ; l’empathie ne semble pas être un mot de son vocabulaire. Mais en même temps, il se débat pour survivre, alors que tout semble, depuis le début de sa vie, fait pour qu’il coule. Il n’a jamais connu son père. Est-ce que cela le dédouane ? Non, bien sûr.
C’est un caméléon. Dealer, pirate de la route, trafiquant d’organes, balance, voleur d’enfant… Et pourtant, Ziz reste, d’une certaine façon, pur. Parce que toutes ces horreurs ne le salissent pas. Elles semblent glisser sur lui. Parce qu’il n’est pas de cette dimension, probablement…
Et puis, petit à petit, Ziz et Dick prennent de l’âge. Mener un réseau, monter des trafics, s’adapter aux évolutions du marché, cela devient plus compliqué, progressivement. Jusqu’au jour où les russes décident de s’implanter et choisissent deux petites frappes pour les représenter. Comme une métaphore de l’effacement, progressif jusqu’à devenir évident.
Ce livre est assez déstabilisant. Et il ne plaira sans doute pas à tout le monde. Mais, pour celles et ceux qui accepteront le prérequis, il offre une vision peut-être plus réaliste que celle des sociologues qui débattent doctement de la banlieue et du contrat qu’il est possible de partager avec ses habitants…
Pour en savoir plus
Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.
