Chronique de La cygne noire, de Dominique Chevallier.
« Cette nuit-là Suzanne aima tant l’amour que depuis leur chambre d’hôtel, sur la place, son chant réveilla un papy qui dormait sous le platane après avoir bu toute la récolte de Bandol de l’année. À l’aube, dans son demi-sommeil, Diègue l’avait entendue pisser composant une musique plus douce aux oreilles que Cosi Fan Tutte. »
Dominique Chevallier, La cygne noire, Éditions In8, 2022, p. 76.
Motivations initiales
Depuis un certain temps maintenant, les Éditions In8 nous honorent de leur confiance, et nous font parvenir certaines de leurs nouveautés. Il s’agit souvent d’auteurs encore à découvrir, parfois de premiers romans. C’est le cas de La cygne noire et de Dominique Chevallier, dont la quatrième de couverture ne nous dit pas grand-chose, mais dont on peut retrouver les éléments de parcours sur le web…
Synopsis
On a pris l’habitude de faire allusion au papillon qui bat des ailes à un bout de la planète, déclenchant cataclysmes ou tsunami de l’autre côté du globe, pour souligner l’influence d’un hasard, d’un enchaînement sans préméditation d’événements. Dominique Chevallier, pour sa part, ouvre son roman par un accident de voiture. D’un côté, Eden Albacete, réfugié politique argentin, soucieux de ne pas arriver en retard à une réunion du conseil municipal de Mortagne. De l’autre, Anne et Pierre Schubert, un couple lambda ou presque, dont la vie sexuelle s’est endormie après la naissance de leurs deux enfants. Eden et Anne décèdent tous les deux, Pierre reste tétraplégique.
Pierre souffre. Il souffre d’être enfermé dans ce corps qui ne lui répond plus, qui ne lui appartient plus. Alors il se venge. Sur ceux qui l’entourent, et notamment sur ses enfants, Suzanne et Abel. Il se comporte en tyran domestique, jouant sur les sentiments. Comme l’écrit Dominique Chevallier, « Cette souffrance qui les oblige, les contraint, à laquelle ils n’ont pas le droit de ne pas compatir, s’impose comme un ordre supérieur à tout autre, condamne celui qui s’y soustrairait. La souffrance de Pierre a éradiqué toute possibilité de l’aimer ».
L’ex-professeur de philosophie à la Sorbonne va élever sa fille dans l’exigence de l’excellence. Il est décidé à lui transmettre la seule chose qui lui reste, son cerveau. Et il en fait, en effet, une élève rare, supérieure, mais se sentant en permanence en insécurité. Une intelligence brillante, au service d’un terrible sentiment d’infériorité, cocktail détonnant !
La première révolte de Suzanne, c’est de choisir Sciences Po plutôt que de faire la fac d’histoire, comme son père en a décidé. Là, elle se fait un nom, en écrasant les enseignants de son intelligence, en matant le directeur, Diègue Sonnenfeld. À son tour, la jeune femme apprend à manipuler ceux qui l’entourent, jouant de son cerveau mais aussi de son corps si nécessaire. Pourtant, elle reste à la merci du moindre accident, comme cet exposé à l’occasion duquel elle a décidé de taper un grand coup, mais que l’enseignant, sans le vouloir, brise à cause d’une fauvette !
Les milieux politiques commencent à s’intéresser à elle. On la courtise. On l’approche. On la flatte. On l’invite. Mais, dans son esprit, la cause est entendue. Elle choisira celui qui sera le plus à même de l’emmener dans les plus hautes sphères, qui lui servira de marche-pied. Jusqu’à la présidence…
Avis
Voilà ce qui sera peut-être l’une des chroniques les plus longues de ce blog. Et pourtant, elle ne dit rien. Ou, plus précisément, tout reste encore à dire, et tout restera à dire. Parce que ce livre est juste un OVNI, le récit truculent de… mais de quoi, en fait ?
Une fois ce livre commencé, je n’ai pas pu m’arrêter. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un livre pratiquement sans faire de pause, en moins de 12 heures, dont une partie de ces heures de la nuit qui sont si particulières pour nous, lecteurs.
« Mais alors ? », me direz-vous. Eh bien, ce livre raconte le destin lumineux d’une étoile filante. Oui, c’est en se frottant au monde que Suzanne s’est embrasée, attirant tous les regards. Son père, par égoïsme et par souffrance, a créé le pire cocktail que l’on puisse imaginer : une intelligence exacerbée, teintée de cynisme, qui n’a pas eu d’autre choix que d’apprendre à se protéger en se coupant des autres. Détonnant. Et, pour le coup, cela explose. D’autant que le monde de la politique, machiste et engoncé dans ses a-priori, n’est pas prêt à laisser de place à une jeune femme telle que Suzanne.
C’est brillant, c’est fluide, on reconnait chez Dominique Chevallier le sens de la formule qui a fait sa carrière – l’homme revendique, entre autres, l’invention de « La force tranquille », slogan qui a porté Mitterrand au pouvoir en 1981 -. La peinture du monde de la politique est acérée, jouissive, grinçante. Mais, alors que l’on pourrait se lasser de cette histoire si elle n’était que suite de jolies formules, rien de tel ne se produit. Pourquoi ? Probablement parce que l’on sent, à chaque instant, toute la fragilité de la posture de Suzanne. Qui est en permanence au bord du gouffre, y compris lorsqu’elle écrase outrageusement ceux qui sont à ses pieds. La guerrière insensible masque le danger permanent d’une implosion.
Pourtant, ce n’est pas non plus par voyeurisme que l’on reste scotchés, comme ces spectateurs qui, lors d’une compétition de ski, guettent la chute la plus spectaculaire. Non, bien que l’on sache dès l’entrée que le destin de Suzanne, pour brillant qu’il soit, est tragique, ce n’est pas pour assister à sa dégringolade que l’on reste là, haletants.
À la fois baroque et profondément actuel, très ancien monde mais résolument ancré dans des questionnements qui pourraient être ceux du nouveau, ce livre tient probablement d’abord grâce au personnage sidérant de Suzanne.
On peut d’ailleurs lire cette histoire à différents niveaux. Comme une fantaisie politique, assurément, avec ces figures caricaturales, la truculence du ton, les formules enlevées. Comme une satyre sociale, très certainement, avec ce parcours d’une femme qui, à défaut d’être la femme de quelqu’un est, ici, la fille de quelqu’un et qui, tentant de progresser seule, découvre que, pour supporter d’être détestée, il faut pouvoir s’appuyer sur un amour inconditionnel. Comme une fable morale, sans doute, qui nous rappelle que l’on ne tombe jamais que sur le caillou que l’on a soi-même semé.
Alors, êtes-vous prêt(e)s à vous laisser emporter par cette cygne noire ?
Pour en savoir plus
Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.
