Sciences & techniques, Témoignages

Mindfuck

Chronique de Mindfuck, de Christopher Wylie

« Avec l’avènement d’Internet, il est devenu possible d’extraire des marchandises de nos vies mêmes – notre comportement, notre attention, notre identité. Les individus ont étés transformés en données. Nos sommes devenus la matière première de ce nouveau complexe data-industriel […] raffinant les techniques des opérations psychologiques militaires […] dans une nouvelle guerre où nous devenons une cible à embrouiller, tromper et manipuler. »

Christopher Wylie, Mindfuck. Le complot Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux, Éditions Grasset, 2020, pp. 34-35.

Motivations initiales

Nouvelle chronique de G pour Ô Grimoire…

Je ne suis pas adepte de Facebook, je n’étais pas fan de Donald Trump, je ne comprends pas les tenants et les aboutissants du Brexit, je déteste le mensonge et la manipulation. Tous ces éléments sont au cœur de cet ouvrage, il fallait donc le lire, a minima savoir de quoi il s’agit.

Synopsis

Dans ce livre, Christopher Wylie nous raconte son histoire avec finesse et brio. Créateur de l’algorithme qui a permis de profiler des millions de personnes, il explique comment il s’est finalement rendu compte des incroyables manipulations de données à grande échelle rendues possibles par le monstre qu’il a créé. Et qui a permis à Donald Trump d’accéder au pouvoir, à Boris Johnson de valider le Brexit, tout en contribuant à de nombreuses déstabilisations, luttes d’influence, tromperies, abus, et nourrit guerres civiles et massacres en Afrique. Il n’hésite donc pas à dénoncer le système qu’il a lui même contribué à édifier. Il dévoile les financements, les liens avec les équipes politiques, les techniques utilisées pour exploiter les données, les tests effectués dans des pays défavorisés, le recours aux hackers, la participation active des services secrets russes, etc.

Avis

Christopher Wylie nous révèle ici comment, en partant des données personnelles de millions de personnes, généreusement déversées sur les réseaux sociaux par leur détenteurs eux-mêmes, il est possible de créer de véritables armes de guerre psychologique. Même pas besoin d’acheter ou de dérober les masses de données nécessaires pour cela : elles sont là, accessibles à tout un chacun, sur Facebook, Instagram, partout ! Grâce à elles, vous pouvez déterminer des profils et modéliser des comportements : c’est le micro-ciblage. Puis, en fonction des cibles que vous avez identifié, vous diffusez des informations dont vous savez qu’elles vont affecter la façon dont le groupe fonctionne, pour orienter les pensées et, finalement, peser sur les choix. Naturellement, cela fonctionnera d’autant plus efficacement que vous avez aussi étouffé les récits des opposants, et créé un brouillard de contre-récits.

Il n’y a, au fond, rien de nouveau dans ces techniques, qui sont employées depuis des années par les experts de la désinformation, et, plus largement, depuis les débuts de l’humanité, de façon plus ou moins inconsciente. Ce qui est nouveau, c’est le changement d’échelle, l’industrialisation du processus, rendu possible par la technologie.

De premiers tests sont menés sur le terrain, en Inde, à l’occasion des élections législatives de 2014 et à Trinité-et-Tobago, par des filiales du groupe Strategic Communication Laboratories (SCL), avec succès.

La campagne de manipulation du Brexit, avec la complicité de Boris Johnson, a tenu lieu de test grandeur nature, une sorte de gigantesque « proof of concept ». Grâce à la collaboration involontaire – mais pas forcément naïve… – de Facebook, SCL – alias Cambridge Analytica – a pu accéder à de nombreuses données personnelles  : discussions, messages privés, likes, amis, publications, consultations, critères de classifications, scoring, etc. pas moins de 4000 critères par personne ! Et comme, par construction, le fait d’avoir accès aux données d’un compte donne un accès implicite à ses contacts, les chiffres sont tout de suite exponentiels. SCL a ainsi pu traiter les données de 87 millions de comptes !

Une fois ces données exploitées et de véritables « communautés » identifiées, il ne restait plus qu’à saturer les fils d’actualités Facebook d’annonces, de news – plus ou moins fake -, de publicités pour provoquer la colère et l’indignation. Vous piratez quelques boîtes emails, vous alimentez Wikileaks avec quelques fausse fuites de données, et vous laissez macérer, pour que la manipulation opère. L’aveuglement, la peur, le mensonge, les menaces, les fausses nouvelles permettent alors de faire converger des votes… Aux États-Unis, l’élite fortunée de la droite américaine la plus dure s’en est alors emparé… avec pour résultat l’élection de Donald Trump en 2016.

Mindfuck décrit et documente minutieusement la construction de cet « outil de harcèlement automatique et de maltraitance psychologique à grande échelle », mais de façon à la fois accessible et vulgarisée, tous les éléments cités étant vérifiables. Ce livre se lit comme un roman, même si, en réalité, Christopher Wylie, comme lanceur d’alerte, a déclenché une gigantesque enquête internationale, qui a notamment permis de relativiser les scrutins manipulés, mais a aussi jeté le discrédit sur Facebook. La vie de l’auteur en a naturellement été bouleversée : menacé de mort, il a été contraint à la déconnexion et à l’anonymat. Il y a d’ailleurs une sorte de clin d’œil du destin : comme  Donald Trump, il a été banni de Facebook, accusateur comme accusé… Le réseau social a peut être espéré qu’en coupant le son, il serait épargné. Et peut-être cela suffira-t-il : en effet, force est de constater que l’enquête, si elle a mis en lumière diverses malversations, n’empêche pas SCL, sous d’autres noms et au travers d’autres filiales, de poursuivre ses activités. Le Brexit est en place, Boris Johnson est premier ministre. Donald Trump a été au bout de son mandat. Les services (NCA, MI5, FBI, SEC, FTC, le Congrès…) qui ont pris part à l’enquête n’ont pas pu, su ou voulu extirper le mal à la racine.

Ce livre montre comment l’instrumentalisation des données personnelles peut corrompre la démocratie, en permettant d’identifier, pour les manipuler, des groupes et des communautés. Il souligne aussi comment, par construction, le modèle sur lequel est basé Facebook favorise ce genre d’action à grande échelle. Comme l’indique Christopher Wylie, il ne s’agit pas de démanteler les grandes entreprises numériques ou de limiter leur champs d’action, mais bien plutôt de les rendre responsables. Rappelons-le, ces entités n’existent qu’à travers nous et nos données !

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