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Démontage, détournement, dérision

Chronique de Démontage, détournement, dérision, de Gilles Boenisch.

« La connaissance se structure ainsi autour de ce qu’on ne sait pas, un non-savoir qui n’est pas que de l’ignorance, mais ce « pas encore » auquel nous sommes soumis en permanence. Chaque nouveau problème résolu entraîne l’apparition de nouvelles énigmes, de sorte que le processus d’apprentissage, de fabrication, de création nous apparaît constamment par l’essai-erreur et le tâtonnement, glisse puis se multiplie. »

Gilles Boenisch, Démontage, détournement, dérision. La « défaite » numérique, Panacotta, 2019, p. 39.

Motivations initiales

Chez Ô Grimoire, nous ne lisons pas des travaux de thèse tous les matins. Mais, quand le sujet est intéressant, et quand vous connaissez – et appréciez – l’auteur(e), vous pouvez être amené à faire une exception… Eh bien voilà !

Synopsis

Ce livre est tiré de la thèse du même nom, soutenue le 11 décembre 2012. L’auteur y présente sa démarche artistique, qui consiste à démonter des objets, à les détourner de leur usage premier, et à en proposer une vision nouvelle. Mais ce travail de thèse consiste surtout en une mise en abime, puisqu’il applique ce même process à sa propre pratique : il « démonte » en effet sa façon de procéder, depuis l’accumulation d’objets jusqu’à leur réinvestissement, après les avoir démontés, bidouillés, explorés, réinventés. Ce processus, appliqué à des objets numériques – une souris, une imprimante, un scanner, un disque dur, un Nabaztag… – défait, déconstruit, met à nu les rouages même de notre société numérisée, pour voir ce que ces objets « ont dans le ventre », littéralement – certaines des œuvres se présentent comme des dissections –. L’auteur, au passage, interroge les technologies numériques, que leurs fabricants nous donnent à voir comme transparentes. Ainsi, c’est une réflexion sur ce qu’est le numérique qui traverse ce livre. Toute la quête de l’auteur est de dépouiller les objets numériques de leurs fonctionnalités, pour réinventer les premiers et interroger les secondes.

Avis

Il n’est pas fréquent – et c’est, me semble-t-il, un euphémisme – qu’un artiste essaye de vous expliquer comment il travaille. Pas en vous balançant une série de mots-clés, de concepts plus ou moins fumeux sur ce qu’il ou elle veut exprimer, mais en vous décrivant, par le menu, comment il aborde les objets, comment il les démonte pour essayer de les comprendre, comment il déconstruit leurs « fonctionnalités ». Et puis, ensuite, comment il fait « œuvre d’art », en détournant ces fonctionnalités pour un ailleurs, un autrement.

Je ne dis pas que cela doit devenir votre livre de chevet, ce serait sans doute, pour beaucoup d’entre vous, sans aucun intérêt. Mais cette démarche m’intéresse, me parle, me bouscule, également, dans mes certitudes.

Je ne collectionne pas, je ne démonte pas, je ne bidouille pas. Bref, je n’ai rien en commun avec cette démarche. Et pourtant elle me parle, à la fois dans ce qu’elle a de très humain et dans la façon dont elle questionne ce numérique qui nous entoure, qui accompagne chacune de nos actions.

Travail de réflexion, travail d’introspection, travail de conceptualisation, ce livre n’est pas fait pour un dimanche après-midi pluvieux, sous un plaid, mais pour une séance de lecture appliquée, sérieuse, réfléchie. L’une des choses que l’auteur décrit avec une grande justesse, c’est la part de hasard dans le processus créatif. Hasard, c’est à dire accident, déviation, déviance, désordre – au sens de « disparition de l’ordre » -. L’artiste s’engage dans une voie, mais celle-ci peut finalement s’avérer être une impasse. Sauf qu’au bout de cette impasse, il y a finalement ce petit chemin tortueux, qu’il faut savoir repérer, mais aussi emprunter.

Un autre aspect sur lequel ce livre insiste est la dimension parodique que prend souvent le processus de recréation. Cette dérision à l’œuvre est à la fois divertissement, désacralisation et contestation. Gilles Boenisch convoque ici Johan Huizinga et Roger Caillois pour montrer avec eux que la démarche artistique emploie les codes du jeu, qui sont la mise à distance, la ritualisation et le choix de règles.

Sont également explorés les notions de « point de vue », de ce qu’est l’art – la proposition de l’auteur est ici qu’il s’agit d’une exploration, d’une quête, qui n’est bornée ni par les œuvres, ni par les thématiques abordées, et moins encore par les théories de l’art. Et, pour finir en beauté, l’auteur déconstruit une nouvelle fois tout l’échafaudage patiemment mis en place, en montrant que toute tentative de saisir le geste revient en réalité à le figer, à la délimiter pour un temps. Dans un roman, ce serait le twist final. Ici, c’est la remise en liberté de la réflexion…

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