Essai

Du baiser

Chronique de Du baiser, de Francesco Patrizi.

« … l’esprit, si on le prend dans son sens humain, n’est rien d’autre qu’une vapeur très subtile du sang engendrée dans le cœur par la chaleur naturelle de ce dernier, lequel esprit, par les veines que les médecins appellent artères, transporte la chaleur du cœur jusqu’aux plus petites particules du corps vivant qu’il conserve toutes chaudes et vivantes. »

Francesco Patrizi, Du baiser, Éditions Fayard, 2021, p. 52.

Motivations initiales

Les rencontres avec des auteurs sont aussi l’occasion de croiser d’autres personnes, qui travaillent chez les éditeurs, qui bloguent, qui lisent… Et c’est ainsi que nous avons rencontré Mélanie Davoust (demainjelis). Du coup, lorsqu’elle a eu l’occasion d’écrire la préface de ce livre, elle nous l’a proposé… et voilà !

Synopsis

Une fois n’est pas coutume, je vais traiter ce synopsis à rebours du texte…

Ré-édition d’un traité écrit en 1560 par Francesco Patrizi, philosophe de 31 ans, ce texte bref prend la forme d’un dialogue entre Angelo Delfino et Francesco Patrizi. Angelo Delfino vient consulter un ermite – Patrizi -, pour l’interroger sur ce qui donne aux baisers leur douceur. La première réaction de l’ermite est de lui rappeler que son isolement n’est pas propice à la connaissance de l’amour ; à quoi Delfino répond qu’il n’a pas toujours été isolé, qu’il a déjà connu l’amour et que « en pratique comme en théorie, vous vous y entendez mieux que personne ». S’ensuivent alors une série de considérations sur l’amour, le baiser, la douceur.

Une introduction de Pierre Laurens, écrite, si j’ai bien compris, pour l’édition de 2002 aux Éditions des Belles Lettres, replace ce texte dans son contexte, historique et philosophique, insistant notamment sur son originalité, et, en particulier, d’avoir choisi de centrer ce traité sur un objet aussi particulier que le baiser.

Enfin, ouvrant le livre, une jolie préface de Mélanie Davoust, qui illustre l’omniprésence du baiser dans l’art. La littérature, la poésie, le cinéma, ne sont en effet pas avares en la matière, et tous les genres s’en sont emparés, montrant, s’il en était besoin, que ce geste n’est pas que cela.

Avis

Si ce traité est intéressant du point de vue de l’histoire des idées en philosophie, parce que Francesco Patrizi est un des rares à s’intéresser, alors, au baiser en tant qu’objet philosophique, et parce qu’il met en scène la forme un peu oubliée du dialogue socratique, il l’est beaucoup moins dans les idées qu’il met en scène.

Que penser, en effet, de ces théories fumeuses sur le fait que notre coeur « distillerait » le sang, pour en tirer des « esprits », qui seraient alors pulsés vers les artères qui alimenteraient nos cellules, mais, par d’autres artères, seraient également emmenés jusqu’aux pores de la peau, où ils seraient libérés ? Et que c’est ainsi, en captant, lors d’une étreinte, ces « esprits » de notre partenaire, que l’on alimenterait et maintiendrait le sentiment amoureux, qui, sans cette irrigation permanente en nouveaux « esprits », s’amoindrirait au rythme des battements de notre cœur. Ah, oui, parce que j’oubliais de vous dire, les « esprits » aspirés (entre autres, à l’occasion du baiser), captés, sont transportés et stockés dans notre coeur, qui en expulse une part à chaque battement.

De même, certaines considérations sur le fait que seul le baiser avec une belle femme de condition sociale égale provoque de la douceur… je crois même que je préfère ne pas les qualifier ! Sinon pour dire qu’elles sont datées.

Enfin, quand Patrizi élabore une théorie complexe selon laquelle le fait que le sentiment amoureux apparaisse parfois alors que l’on ne s’y attend pas au fait que les deux personnes, au moment où leur esprit rejoint leur corps à naître, auraient été placé dans une configuration astrale et astrologique identique… on ne peut que se rappeler que, de tous temps, l’Homme a cherché à donner un sens, parfois par l’absurde, à des phénomènes inexpliqués…

Et pourtant, cette lecture est intéressante. « Quoi ? Mais je n’y comprends plus rien », me direz-vous, « après avoir démonté le texte, le voilà qui devient intéressant ? ». Eh bien oui, ce n’est pas le contenu du traité qui est intéressant, c’est justement ce qui n’y figure pas, et qui nous renvoie à notre propre perception du sujet. L’enchainement de la réflexion est en effet stimulant.

La question initiale, rappelons-le, est de savoir ce qui donne aux baisers leur « douceur ». Quelques sophismes plus tard, l’auteur conclue que seuls les baisers amoureux sont doux – ce qui pourrait déjà être discuté… le baiser tendre d’un parent sur le front est parfois aussi doux que le baiser froid d’un amour sur le retour, mais bon -. Se pose alors la question de ce qu’est réellement le sentiment amoureux, et là, Patrizi effleure un sujet passionnant. « L’amour est un mélange à la fois de plaisir, de désir et d’affection », dit-il. Il me semble qu’il s’égare immédiatement, en ne développant que l’idée de plaisir et d’affection, le plaisir qu’il relie à la beauté, l’affection à l’astrologie…

Bref, l’intérêt de ce texte, de mon point de vue, ne réside pas dans les réponses qu’il donne, mais dans les questions qu’il soulève. Et c’est précisément ce qu’illustre, par la place du baiser dans l’art, la préface de Mélanie Davoust. La dimension purement physique et physiologique du baiser, que l’on retrouve dans les citations de Queneau – les amoureux qui s’embrassent se bavent dessus – ou d’Albert Cohen – qui fait du baiser la liaison entre deux tubes digestifs -, s’efface devant le fantasme, l’imaginaire. Et c’est peut-être la raison pour laquelle la poésie peut sembler décrire mieux le baiser que la littérature, en offrant, par les mots, un accès aux sentiments. Je trouve en effet plus convaincant Mallarmé pour décrire l’amour, et Balzac pour décrire la physiologie…

D’une certaine façon, donc, ce traité du baiser de Francesco Patrizi est intéressant précisément pour les mêmes raisons qui font que les baisers nous affriolent : ce n’est pas ce qui se passe ici qui est intéressant, mais ce qui n’y est pas, ou, précisément, ce qui est « à venir »… Le fantasme d’un côté, toute la réflexion sur ce qu’est véritablement l’amour, le sentiment, de l’autre…

Quoi qu’il en soit, ce texte court amène à s’interroger, sur la base de sa propre expérience. Et c’est bien cela, la philosophie, non ? Ce n’est pas d’apporter des réponses qui compte, mais de susciter la réflexion. Eh bien, c’est précisément ce que fait ce livre !

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