Sciences & techniques

Le vin et la guerre

Chronique de Le vin et la guerre, de Christophe Lucand.

« Mais c’est sur l’activité coupable des négoiants-manipulants de Champagne que le rideau se lève progressivement. Parmi les plus grands fournisseurs du Reich, on retient notamment la place de la maison Moët & Chandon à Épernay, qui a livré pour 1 023 225 bouteilles de champagne, Veuve Cliquot Ponsardin à Reims pour 790 930 bouteilles, Pommery & Greno à Reims pour 704 320 bouteilles, G.H. Mumm à Reims pour 595 980 bouteilles, Heidsieck Monopole à Reims pour 561 850 bouteilles, et Mercier à Épernay pour 551 250 bouteilles. »

Christophe Lucand, Le vin et la guerre, Dunod, 2019, p. 227.

Motivations initiales

Vous le savez, chez Ô Grimoire, nous sommes deux. Et il nous arrive de nous acheter des livres l’un à l’autre. Ici, connaissant mon intérêt pour le vin, cette lecture est apparue comme une évidence à mon alter ego. Et il a donc rejoint ma PAL !

Synopsis

L’un des objectifs des nazis était de faire de la France leur grenier, un espace essentiellement agricole qui aurait eu pour mission de subvenir aux besoins alimentaires d’un pays qui, lui, se serait concentré sur ce qui fait sa force première, son industrie.

Résultat d’une planification étudiée en amont, c’est un véritable plan de captation de la production vinicole française qui se met en place dès 1940, grâce à la mise en place d’un réseau de Weinführer qui couvre l’ensemble des régions viticoles. Renforcé par l’opportunisme ambigu du régime de Vichy, et avec l’appui de certains professionnels prêts à toutes les compromissions pour un profit toujours plus indécent, le pillage a été intense.

Mais certains ont su y trouver leur intérêt… avant d’essayer de sauver les apparences lorsque le vent a tourné, donnant corps à une légende qui voudrait que les milieux viti-vinicoles auraient majoritairement œuvré en sous-main pour saper le Reich… Une légende pas si simple que cela à dissiper !

Avis

Historien de la vigne et du vin, Christophe Lucand fait partie de l’équipe de la chaire UNESCO « Culture & traditions du vin ». Autant dire que, lorsqu’il s’agit de décrypter documents, archives et, parfois, dissiper les nuages de fumée, il n’a pas son pareil.

Malgré les « trous » dans certaines archives – des trous dont on ne peut pas exclure qu’ils aient été créés à dessein, afin de dissimuler des histoires peu reluisantes -, l’auteur se livre à un travail d’enquête sérieux, complet, argumenté. Parfois, comme dans toute publication académique, on se perd un peu dans certaines énumérations.

Dès l’entrée, le sujet est d’un immense intérêt. J’avais eu l’occasion, voilà plusieurs années, d’entendre une émission de radio – sur France Inter, je crois -, consacrée à un épisode qui m’avait totalement échappé jusque-là : l’historien invité de l’émission défendait la théorie selon laquelle, si la Marine française était parvenue à tenir tête à la Marine anglaise, qui dominait pourtant les mers, c’était grâce au vin. Ou, plus exactement, parce que les bateaux français partaient en emportant du vin, alors que les navires anglais embarquaient, eux, de la bière, laquelle tournait rapidement, provoquant des ravages bien plus important du typhus. De fait, une fois l’Atlantique traversé, les équipages anglais, décimés, n’étaient plus en état de faire valoir la supériorité de leur flotte…

Le vin, donc, peut être une arme de guerre. Et c’est ce que Christophe Lucand rapporte, lui aussi, en rappelant de quelle propagande il est l’objet dans l’entre-deux-guerres. Et s’est organisée une infrastructure destinée à assurer le ravitaillement en vin des soldats, dont d’aucuns considèrent qu’il a aidé à l’emporter en 1918… Instruits par l’expérience, les Allemands s’intéressent donc au vin dès la fin des années 20, qui voient se mettre en place une véritable « diplomatie du vin », dans laquelle ces derniers sont de plus en plus présents.

Et dès le déclenchement des hostilités, les nazis mettent en application un plan mûrement réfléchi. Tout est fait pour s’emparer des stocks français, sans états d’âme. Réquisitions, pillage, achats : tout est bon ! J’ai ainsi appris que, dès la France envahie, le Reich décrète une valeur largement surévaluée du mark, ce qui donne aux soldats allemand un pouvoir d’achat considérable, alors même que les institutions allemandes, elles, n’ont même pas à se poser ce genre de question : pour l’essentiel, leurs dépenses, aussi somptuaires soient-elles, sont de toute façon couvertes par l’indemnité due par la France à l’Allemagne, aux termes de l’armistice signé le 22 juin 1940, est de l’ordre de 400 millions de francs par jour…

Le champagne, le Bordeaux, le Bourgogne, le cognac sont les boissons les plus recherchées. Et elles coulent à flots dans les restaurants, les dancings, les cabarets, où les occupants viennent dépenser leur argent. Jamais les affaires n’ont été aussi fastes pour les producteurs, qui, loin de voir leurs ventes diminuer, profitent en plus de prix qui explosent littéralement, multipliés par 4, 5, voire davantage. Je n’ai pas retenu – je ne préfère pas – le nom de la maison, mais une maison fabricant de l’armagnac a ainsi vu son chiffre d’affaires, qui était en moyenne de 500 000 francs pas an, réaliser des ventes à hauteur de 100 millions de francs, en 1942 et 1943 !

En lisant, on est partagé. Partagé entre la colère – comment ces hommes, souvent déjà plutôt favorisés, ont-ils pu renoncer à toutes valeurs morales juste pour accumuler encore et encore des fortunes ? – et la frustration – pour ne pas se renier, faut-il arrêter de boire du champagne, du Bordeaux, du Bourgogne ? -. Heureusement, je n’apprécie pas franchement le cognac et l’armagnac, sinon je serais aux portes du désespoir.

Et ce qui est peut-être le plus triste, dans toute cette histoire, c’est que les tentatives, dans l’immédiat après-guerre, pour traquer les collaborationnistes trop zélés, et ceux qui avaient tirés des profits indus, sont finalement souvent passés au travers des gouttes, donnant raison à ceux qui n’avaient pas franchement mis une grande énergie à résister…

Maurice Doyard, décrit comme doté d’une « intelligence assez vive que son caractère primaire met au service d’un arrivisme amoral ». Pierre André, qui revendique une ascendance allemande et ne cache pas ses sympathies pour la cause nazie, écrit un jour que « Tous ceux qui me connaissent savent que je suis un collaborateur-né ». Charles Théron, animé par un « zèle coupable pour les directives de Vichy ». Louis Eschenauer, « largement compromis durant l’Occupation »… N’en jetez plus, la coupe est pleine… mais la boisson est saumâtre !

Cette enquête nous rappelle que, dans l’adversité, il se trouve toujours des individus pour tirer profit du malheur des autres. Et ce n’est guère rassurant. Mais c’est la nature humaine…

Pour en savoir plus

Retrouvez la présentation de ce livre sur le site de l’éditeur.

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