Théâtre

Dans la solitude des champs de coton

Chronique de Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès.

« Si ç’avait été de sentiment dont j’avais eu besoin, je vous l’aurais dit, je vous en aurais demandé le prix, et je l’aurais acquitté. Mais les sentiments ne s’échangent pas contre leurs semblables ; c’est un faux commerce avec de la fausse monnaie, un commerce de pauvre qui singe le commerce. Est-ce qu’on échange un sac de riz contre un sac de riz ? »

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 49-50.

Motivations initiales

Ce petit livre – il s’agit d’une pièce de théâtre – nous a été prêté, voilà quelques mois. Occasion de découvrir un auteur et, une fois n’est pas coutume, de revenir à la lecture du théâtre…

Synopsis

Cette pièce met en scène deux personnages, Le dealer et Le client, dans un paysage à peine esquissé, mais dont on devine qu’il est celui d’une ville, la nuit. Le dealer, au début de la pièce, pose le décor : alors qu’il attend ses clients, à l’endroit où il a l’habitude de « travailler », il voit arriver vers lui celui qu’il considère comme étant un « client ». Le choix du vocabulaire « dealer », qui renvoie forcément à l’échange de drogue, de nos jours, était peut-être moins connoté en 1986 ; dans tous les cas, rien ne permet d’établir que ce dealer ne vend que des substances interdites, même si la notion d’illicéité est évoquée.

Mais le « client », ou supposé tel, se défend : il ne cherchait pas le dealer, il n’avait rien l’intention d’acheter. S’engage alors un dialogue entre eux.

Avis

Ce texte semble parler d’une opération commerciale. Mais plusieurs remarques peuvent être faites, qui amènent à considérer ce texte d’une façon sensiblement différente.

La première remarque, c’est que ces deux personnages sont totalement non genrés. Si leur description initiale semble pointer vers un genre masculin, ne serait-ce qu’avec le pronom personnel « le » (le dealer, le client), en réalité, il pourrait s’agir d’un homme et d’une femme, ou de deux femmes, et ce dans toutes les combinaisons possibles.

Ceci prend d’autant plus de sens que la « transaction » dont il est question est, elle aussi, indéfinie. Lorsque l’on regarde le champ sémantique de cette pièce, les personnages parlent de sentiments, de fraternité, de douceur, de colère, de haine, de désir… ce qui évoque un tout autre type d’interaction.

En réalité, l’impression qui se dégage de ce texte, c’est que, au-delà de la relation commerciale qui semble être mise en en scène, c’est davantage une rencontre qui nous est présentée. Ces deux personnes – encore une fois, de genre indéfini, et, pour avoir fait quelques recherches à l’issue de ma lecture, l’homosexualité de Bernard-Marie Koltès n’y est sans doute pas pour rien – se croisent par hasard. L’une des deux prend l’initiative de la « rencontre », en s’interposant sur le chemin de l’autre. Celui qui se positionne comme étant le « dealer », capable, dit-il, de satisfaire toutes les demandes, tous les désirs, interpelle donc son client potentiel.

Mais celui-ci, surpris, réagit par la méfiance. Et, parallèle souligné dans le texte, l’homme, comme l’animal – à plusieurs reprises, des animaux sont évoqués et « comparés » à l’homme, le chien, l’abeille, le cheval, la vache… -, se sentant menacé, devient agressif, grogne, voire même essaye de mordre.

Ainsi, c’est la possibilité de la découverte de l’autre, mais également son possible échec, qui est ici mis en lumière. La rencontre qui échoue tourne à l’affrontement. L’incompréhension s’installe, comme le montre une remarque du « client », qui, à peu près au milieu du texte (p. 39), exprime soudain son étonnement :

« Qu’espérez-vous tirer de moi ? Tout geste que je prends pour un coup s’achève comme une caresse ; il est inquiétant d’être caressé quand on devrait être battu. »

Ainsi, cette pièce de théâtre semble mettre en scène l’incommunicabilité, l’irréductible solitude de l’homme (évoquée dès le titre… alors que le champ de coton ne figure nulle part), et le risque permanent d’échec de la rencontre. Alors, pour paraphraser le titre du film, on pourrait dire que Bernard-Marie Koltès nous invite ici à une drôle de rencontre pour un endroit… indéterminé !

2 réflexions au sujet de “Dans la solitude des champs de coton”

  1. Merci pour cette critique. J’aime beaucoup Koltès. J’ai lu une magnifique biographie que je vous recommande, celle rédigée par Arnaud Maïsetti (Editions de Minuit).
    J’ai eu la chance de voir cette pièce en particulier en août dernier, interprétée par deux femmes (Anne Alvaro et Audrey Bonnet). La solitude de l’être humain, la difficulté à communiquer, la fragilité de toute rencontre… Autant de thèmes qui sont chers à cet auteur effectivement.

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    1. Ah, nous sommes ravis de voir que l’idée que ces deux personnages ne soient pas « genrés » n’était pas qu’une idée bizarre de notre part 🙂 Parfois, on se demande, en écrivant une chronique, si on ne va pas trop loin, et puis, après tout, puisqu’on l’a ressenti ainsi ; mais cela fait du bien de voir après que d’autres ont pu le percevoir de la même façon. C’est noté pour la biographie !

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